J'ai a recommencer la triste tache de cinq mois de luttes et de
souffrance. Je vais mettre une seconde fois la mer et la montagne
entre nous. Ce sera la derniere epreuve: je sais ce qu'elle me
coutera; mais mon pere de la-haut ne m'appellera pas lache quand
je paraitra; devant lui. J'aurai tout fait pour tenter de vivre.
J'attendrai de l'argent la-bas, et si Dieu le permet, je reverrai ma
mere, mais je ne reverrai jamais la France. Je t'ai vue heureuse; je
t'ai entendue dire que tu l'etais. Il m'eut ete doux de rester votre
ami, et que la douce joie de vos ames eut ete hospitaliere envers ma
douleur. Mais le destin ne pardonne pas.
... Le jour ou j'ai quitte Venise, tu m'as donne une journee entiere.
Je pars aujourd'hui pour toujours; je pars seul, sans un compagnon,
sans un adieu. Je te demande une heure et un dernier baiser. Si
tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre,
n'hesite pas a me refuser. Ce sera dur, je ne m'en plaindrai pas. Mais
si tu as du courage, recois-moi seul, chez toi ou ailleurs, ou
tu voudras. Pourquoi craindrais-tu d'entendre hautement la voix
solennelle de la destinee? N'as-tu pas pleure hier, lorsqu'elle nous a
murmure a cette fenetre entr'ouverte le triste air de ma pauvre valse?
Ne pense pas retrouver jamais en moi ni orgueil offense, ni douleurs
importunes. Recois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du passe, ni du
present, ni de l'avenir. Que ce ne soit pas l'adieu de monsieur Un tel
et de madame Une telle. Que ce soient deux ames qui ont souffert, deux
intelligences souffrantes, deux aigles blesses qui se rencontrent dans
le ciel, et qui echangent un cri de douleur avant de se separer pour
l'eternite! Que ce soit un embrassement chaste comme l'amour celeste,
profond comme la douleur humaine. O ma fiancee! Pose-moi doucement la
couronne d'epines et adieu. Ce sera le dernier souvenir que conservera
ta vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus!
La demande a ete accordee; Musset va revoir son amie une derniere fois.
Il sera fort: sa resolution de partir est irrevocable.
...Que je sois au desespoir, cela est possible. Mais ce n'est pas le
desespoir qui agit en moi. C'est moi qui le sens, qui le calcule et
qui agis sur lui. Je t'en prie, pas un mot la-dessus, et ne crains pas
qu'il m'echappe rien. Tu me dis que je me trompe sur ce que j'eprouve.
Non, je ne me trompe pas. J'eprouve le seul amour que j'aurai
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