ma jeunesse? qu'ai-je
fait meme de notre amour? Vainement, j'ai pleure une ou deux fois dans
tes bras; que sais-tu de moi, toi que j'ai possedee? C'est toi qui as
parle: c'est toi dont la pitie celeste m'a couvert de larmes; c'est
toi qui as laisse descendre sur ma tete le ciel de ton amour. Et moi,
je suis reste muet.... J'ai cesse avec toi d'etre un libertin sans
coeur, mais je n'ai commence a etre autre chose que pendant trois
matinees a Venise, et tu dormais pendant ce temps-la.
Ne me dis pas de raisonner; plus je vois de choses crouler sous mes
pieds, plus je sens une force cachee qui s'eleve, s'eleve et se tend
comme la corde d'un arc.
.... Ah! il y a six mois les chaleurs du printemps me faisaient le
meme effet que le vin de Champagne. Elles me conduisaient, au sortir
de la table, a la premiere femme venue. Que je trouvasse la deux ou
trois amis en train de chanter des chansons de cabaret; un cigare
et un canape, tout etait dit; et si je pleurais une heure dans ma
chambre, en rentrant, j'attribuais cela a l'excitation, a l'ennui, que
sais-je? Et je m'endormais. J'en etais encore la quand je t'ai connue.
Mais aujourd'hui, si mes sens me conduisaient chez une fille, je ne
sais ce que je ferais. Il me semble qu'au moment de la crise, je
l'etranglerais en hurlant.
... Et c'est a un homme qui fait du matin au soir de pareilles
reflexions ou de pareils reves que tu adresses cette lettre du Tyrol,
cette lettre sublime[125]? Mon George, jamais tu n'as rien ecrit d'aussi
beau, d'aussi divin; jamais ton genie ne s'est mieux trouve dans ton
coeur. C'est a moi, c'est de moi, que tu parles ainsi? Et j'en suis
la! Et la femme qui a ecrit ces pages-la, je l'ai tenue sur mon sein!
Elle y a glisse comme une ombre celeste, et je me suis reveille a son
dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait, elle me
le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en detacher pour
aller a elle et la saisir! Toutes les nobles sympathies, toutes les
harmonies du monde nous ont pousses l'un vers l'autre, et il y a entre
nous un abime eternel!
Eh bien, puisque cela etait regle ainsi, que cette Providence si sage
me sauve ou me perde a son gre. J'ai horreur de ma vie passee, mais je
n'ai pas peur de ma vie a venir. Si en m'ouvrant le coeur, le ciel n'a
voulu que me preparer un nouveau moyen de souffrance, je subirai les
consequences de ma faiblesse
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