an.
Buloz vient de m'apporter la _Lettre_ que tu lui as envoyee pour la
_Revue_[127]. Le coeur me bat si fort qu'il faut que je t'ecrive ce que
j'eprouve. Mon enfant, il y a dans la lettre un mot affreux, celui de
_suicide_; quel que soit le degre de foi qu'on ajoute a cette pensee
chez les autres, elle ne prouve pas moins une tres grande souffrance.
J'en ai ri souvent; mais depuis ces trois mois-ci, je ne ris plus
de rien. Dis-moi, mon George, mon frere adore, quand tu as ecrit ce
mot-la, etait-ce seulement l'inquietude que tu ressentais pour
ton fils, jointe au desappointement de ne pas recevoir ce que tu
attendais? Ne sont-ce enfin que des causes materielles et reelles, qui
t'inspiraient cette affreuse et poignante pensee? Il m'a semble qu'une
tristesse, etrangere a tout cela, dominait les autres motifs. Buloz
lui-meme s'est interrompu plusieurs fois en lisant, pour me dire:
"Qu'a-t-elle donc? comme cela est triste!" Le pauvre homme, qui ne se
doute de rien au monde, ne manquait pas, il est vrai, d'ajouter: "Mais
vous ne l'avez pas quittee? Vous ne l'avez pas abandonnee?" Le pauvre
garcon ne se doute pas du mal qu'il me fait avec ses questions. Mais
il n'en est pas moins vrai que tu souffres; je sais bien que toute ta
vie tu as pense a la mort, que toute ta vie t'y a poussee, que cette
idee t'est familiere, presque chere; mais enfin elle ne se represente
a toi avec force que lorsque tu souffres, et je ne puis croire qu'elle
naisse d'elle-meme dans une organisation aussi belle, aussi complete
que la tienne, comme dans celle d'un Anglais pulmonique! Je te parle
franchement, mon enfant; mais ne suis-je pas un ami? Ne m'as-tu pas
permis de l'etre?.... O mon enfant, la plus aimee, la seule aimee des
femmes, je te le jure sur mon pere; si le sacrifice de ma vie pouvait
te donner une seule annee de bonheur, je sauterais dans un precipice,
avec une joie eternelle dans l'ame. Mais sais-tu ce que c'est que
d'etre la, dans cette chambre, seul, sans un ami, sans un chien, sans
un sou, sans une esperance, inonde de larmes depuis trois mois, et
pour bien des annees; d'avoir tout perdu, jusqu'a ses reves; de me
repaitre d'un ennui sans fin, d'etre plus vide que la nuit; sais-tu ce
que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensee: qu'il
faut que je souffre et que je m'ensevelisse en silence, mais que du
moins tu es heureuse, peut-etre heureuse par mes
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