l'amoureux sincere. Le spectacle de sa detresse nous detendra du petit
train bourgeois de la romanciere et du medecin.
Il est rentre a Paris le corps et l'ame a peine convalescents. George
Sand a fait en lui un aneantissement dont il ne se remettra jamais.
Tous ses amis nous l'ont montre retrouvant plus tard des accents
passionnes et navrants pour depeindre le ravage de cet amour. Il en
portera l'empoisonnement toute sa vie... Chenavard m'a conte maintes
fois comment, au lit de mort, le malheureux poete gardait la hantise de
"cette femme" et de ses grands yeux noirs qu'il avait tant aimes:
Ote-moi, memoire importune,
Ote-moi ces yeux que je vois toujours!
George Sand a quitte Musset, a Mestre, le 29 mars, le soir meme de son
depart[119]. Ils se sont promis de s'ecrire. L'adieu du poete n'a pas ete
sans un dechirement profond. Elle aussi, en le quittant, entendait bien
ne pas le perdre. Il lui ecrit le premier, de Padoue, le 2 avril 1834:
[Note 119: Le passeport de Musset, signe du consul Silvcstre de Sacy,
est date de Venise, 29 mars. Elle y est retournee le soir meme, et le
lendemain 30, elle envoie, de Trevise, sa premiere lettre a son ami.]
Tu m'as dit de partir et je suis parti; tu m'as dit de vivre et je
vis. Nous nous sommes arretes a Padoue; il etait 8 heures du soir
et j'etais fatigue. Ne doute pas de mon courage. Ecris-moi un mot a
Milan, frere cheri, George bien-aime.
Sans avoir recu ce billet, George Sand avait ecrit a Musset le 30 mars.
Elle est aussitot rentree a Venise, lui dit-elle, et a couche chez les
Rebizzo. Elle devait repartir le jour meme pour Vicence, accompagner
Pagello dans une visite medicale. "Elle n'en a pas eu la force, ne se
sentant pas le courage de passer la nuit dans la meme ville qu'Alfred
sans aller l'embrasser encore le matin." Aujourd'hui elle est a Trevise,
avec Pagello qui retourne a Vicence, ou elle veut coucher ce soir pour y
trouver les nouvelles qu'Antonio doit lui avoir laissees a l'auberge.
... Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te protege, te conduise et te
ramene un jour ici si j'y suis. Dans tous les cas, certes, je te
verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme nous nous aimerons
bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit frere, mon enfant? Ah! qui
te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi, et de qui
voudrai-je prendre soin desormais? Comment me passerai-je du bien et
du mal que lu me faisais? Puisses-tu oubli
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