t, Jacques grandissait; il grandissait beaucoup meme,
et _cela_ ne lui passait pas. Tout au contraire, la singuliere aptitude
qu'avait cet etrange garcon a repandre sans raison des averses de larmes
allait chaque jour en augmentant. Aussi la desolation de nos parents
lui fut une grande fortune.... C'est pour le coup qu'il s'en donna de
sangloter a son aise, des journees entieres, sans que personne vint lui
dire: "Qu'as-tu?"
En somme, pour Jacques comme pour moi, notre ruine avait son joli cote.
Pour ma part, j'etais tres heureux. On ne s'occupait plus de moi.
J'en profitais pour jouer tout le jour avec Rouget parmi les ateliers
deserts, ou nos pas sonnaient comme dans une eglise, et les grandes
cours abandonnees, que l'herbe envahissait deja. Ce jeune Rouget, fils
du concierge Colombe, etait un gros garcon d'une douzaine d'annees, fort
comme un boeuf, devoue comme un chien, bete comme une oie et remarquable
surtout par une chevelure rouge, a laquelle il devait son surnom de
Rouget. Seulement, je vais vous dire: Rouget, pour moi, n'etait pas
Rouget. Il etait tour a tour mon fidele Vendredi, une tribu de sauvages,
un equipage revolte, tout ce qu'on voulait. Moi-meme, en ce temps-la, je
ne m'appelais pas Daniel Eyssette: j'etais cet homme singulier, vetu de
peaux de betes, dont on venait de me donner les aventures, master
Crusoe lui-meme. Douce folie! Le soir, apres souper, je relisais mon
_Robinson_, je l'apprenais par coeur; le jour, je le jouais, je le
jouais avec rage, et tout ce qui m'entourait, je l'enrolais dans ma
comedie. La fabrique n'etait plus la fabrique; c'etait mon ile deserte,
oh! bien deserte. Les bassins jouaient le role d'Ocean. Le jardin
faisait une foret vierge. Il y avait dans les platanes un tas de cigales
qui etaient de la piece et qui ne le savaient pas.
Rouget, lui non plus, ne se doutait guere de l'importance de son role.
Si on lui avait demande ce que c'etait que Robinson, on l'aurait bien
embarrasse; pourtant je dois dire qu'il tenait son emploi avec la plus
grande conviction, et que, pour imiter le rugissement des sauvages, il
n'y en avait pas comme lui. Ou avait-il appris? Je l'ignore. Toujours
est-il que ces grands rugissements de sauvage qu'il allait chercher dans
le fond de sa gorge, en agitant sa forte criniere rouge, auraient fait
fremir les plus braves. Moi-meme, Robinson, j'en avais quelquefois le
coeur bouleverse, et j'etais oblige de lui dire a voix basse: "Pas si
fort, Rouget,
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