ginal, et dans le college tout le monde le craignait, meme le
principal, meme M. Viot. Il parlait peu, d'une voix breve et cassante,
nous tutoyait tous, marchait a grands pas, la tete en arriere, la
soutane relevee, faisant sonner--comme un dragon--les talons de ses
souliers a boucles. Il etait grand et fort. Longtemps je l'avais cru
tres beau; mais un jour, en le regardant de plus pres, je m'apercus que
cette noble face de lion avait ete horriblement defiguree par la petite
verole. Pas un coin du visage qui ne fut hache, sabre, couture, un
Mirabeau en soutane.
L'abbe vivait sombre et seul, dans une petite chambre qu'il occupait a
l'extremite de la maison, ce qu'on appelait le vieux college. Personne
n'entrait jamais chez lui, excepte ses deux freres, deux mechants
vauriens qui etaient dans mon etude et dont il payait l'education...
Le soir, quand on traversait les cours pour monter au dortoir, on
apercevait, la-haut, dans les batiments noirs et ruines du vieux
college, une petite lueur pale qui veillait: c'etait la lampe de l'abbe
Germane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l'etude de
six heures, je voyais, a travers la brume, la lampe bruler encore;
l'abbe Germane ne s'etait pas couche... On disait qu'il travaillait a un
grand ouvrage de philosophie.
Pour ma part, meme avant de le connaitre, je me sentais une grande
sympathie pour cet etrange abbe. Son horrible et beau visage, tout
resplendissant d'intelligence, m'attirait. Seulement, on m'avait tant
effraye par le recit de ses bizarreries et de ses brutalites, que je
n'osais pas aller vers lui. J'y allai cependant, et pour mon bonheur.
Voici dans quelles circonstances...
Il faut vous dire qu'en ce temps-la j'etais plonge jusqu'au cou dans
l'histoire de la philosophie... Un rude travail pour le petit Chose!
Or, certain jour, l'envie me vint de lire Condillac. Entre nous, le
bonhomme ne vaut meme pas la peine qu'on le lise; c'est un philosophe
pour rire, et tout son bagage philosophique tiendrait dans le chaton
d'une bague a vingt-cinq sous; mais, vous savez, quand on est jeune, on
a sur les choses et sur les hommes des idees tout de travers.
Je voulais donc lire Condillac. Il me fallait un Condillac coute que
coute. Malheureusement, la bibliotheque du college en etait absolument
depourvue, et les libraires de Sarlande ne tenaient pas cet article-la.
Je resolus de m'adresser a l'abbe Germane. Ses freres m'avaient dit que
sa chambre contenait
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