Ca ne fait rien, ajouta le gros Serrieres en me tendant la main;
quoiqu'on ne soit pas bati pour passer sous la meme toise, on peut tout
de meme vider quelques flacons ensemble. Venez avec nous, collegue...,
je paie un punch d'adieu au cafe Barbette; je veux que vous en soyez...,
on fera connaissance en trinquant."
Sans me laisser le temps de repondre, il prit mon bras sous le sien et
m'entraina dehors.
Le cafe Barbette, ou mes nouveaux collegues me menerent, etait situe sur
la place d'armes. Les sous-officiers de la garnison le frequentaient,
et ce qui frappait en y entrant, c'etait la quantite de shakos et de
ceinturons pendus aux pateres...
Ce jour-la, le depart de Serrieres et son punch d'adieu avaient attire
le ban et l'arriere-ban des habitues... Les sous-officiers auxquels
Serrieres me presenta en arrivant, m'accueillirent avec beaucoup de
cordialite. A vrai dire, pourtant, l'arrivee du petit Chose ne fit pas
grande sensation, et je fus bien vite oublie, dans le coin de la
salle ou je m'etais refugie timidement... Pendant que les verres se
remplissaient, le gros Serrieres vint s'asseoir a cote de moi; il avait
quitte sa redingote et tenait aux dents une longue pipe de terre sur
laquelle son nom etait en lettres de porcelaine. Tous les maitres
d'etude avaient, au cafe Barbette, une pipe comme cela.
"Eh bien, collegue, me dit le gros Serrieres, vous voyez qu'il y a
encore de bons moments dans le metier... En somme, vous etes bien tombe
en venant a Sarlande pour votre debut. D'abord l'absinthe du cafe
Barbette est excellente et puis, la-bas, a la boite, vous ne serez pas
trop mal."
La boite, c'etait le college.
"Vous allez avoir l'etude des petits, des gamins qu'on mene a la
baguette. Il faut voir comme je les ai dresses! Le principal n'est pas
mechant; les collegues sont de bons garcons: il n'y a que la vieille et
le pere Viot...
--Quelle vieille? demandai-je en tressaillant.
--Oh! vous la connaitrez bientot. A toute heure du jour et de la
nuit, on la rencontre rodant par le college, avec une enorme paire
de lunettes... C'est une tante du principal; et elle remplit ici les
fonctions d'econome. Ah! la coquine! si nous ne mourons pas de faim, ce
n'est pas de sa faute."
Au signalement que me donnait Serrieres, j'avais reconnu la fee aux
lunettes et malgre moi je me sentais rougir. Dix fois, je fus sur le
point d'interrompre mon collegue et de lui demander: "Et les yeux
noirs?" Mais je n'osai pas.
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