il se remit a lire
et je sentis mon bras qui recommencait a bouger doucement.
J'avais d'abord ete scandalise par ce besoin de ma main de toucher
l'oreille de M. Sureau. Graduellement, je sentis que mon esprit
acquiescait. Pour mille raisons que j'entrevoyais confusement, il me
devenait necessaire de toucher l'oreille de M. Sureau, de me prouver
a moi-meme que cette oreille n'etait pas une chose interdite,
inexistante, imaginaire, que ce n'etait que de la chair humaine, comme
ma propre oreille. Et, tout a coup, j'allongeai deliberement le bras et
posai, avec soin, l'index ou je voulais, un peu au-dessus du lobule, sur
un coin de peau brique.
Monsieur, on a torture Damiens parce qu'il avait donne un coup de canif
au roi Louis XV. Torturer un homme, c'est une grande infamie que rien ne
saurait excuser; neanmoins, Damiens a fait un petit peu de mal au roi.
Pour moi, je vous affirme que je n'ai fait aucun mal a M. Sureau et que
je n'avais pas l'intention de lui faire le moindre mal. Vous me direz
qu'on ne m'a pas torture, et, dans une certaine mesure, c'est exact.
A peine avais-je effleure, du bout de l'index, delicatement, l'oreille
de M. Sureau qu'ils firent, lui et son fauteuil, un bond en arriere. Je
devais etre un peu bleme; quant a lui, il devint bleuatre, comme les
apoplectiques quand ils palissent. Puis il se precipita sur un tiroir,
l'ouvrit et sortit un revolver.
Je ne bougeais pas. Je ne disais rien. J'avais l'impression d'avoir fait
une chose monstrueuse. J'etais epuise, vide, vague.
M. Sureau posa le revolver sur la table, d'une main qui tremblait si
fort que le revolver fit, en touchant le meuble, un bruit de dents qui
claquent. Et M. Sureau hurla, hurla.
Je ne sais plus au juste ce qui s'est passe. J'ai ete saisi par dix
garcons de bureau, traine dans une piece voisine, deshabille, fouille.
J'ai repris mes vetements; quelqu'un est venu m'apporter mon chapeau et
me dire qu'on desirait etouffer l'affaire, mais que je devais quitter
immediatement la maison. On m'a conduit jusqu'a la porte. Le lendemain,
Oudin m'a rapporte mon materiel de scribe et mes affaires personnelles.
Voila cette miserable histoire. Je n'aime pas a la raconter, parce que
je ne peux le faire sans ressentir un inexprimable agacement.
II
Notez en outre que l'affaire Sureau marque le debut de mes malheurs.
Quand je dis "malheurs", je n'entends pas surtout les grands
desagrements qui ont resulte, pour moi, de la pe
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