r excitait en moi une ardente
sympathie qui ne m'etait pas desagreable. Je lui dis:
--Puis-je te servir a quelque chose? As-tu besoin de moi?
Je me mis a sa disposition. Je lui promis de l'aller voir. Je le quittai
sur des protestations de fidelite, de devouement.
Je ne suis pas alle le voir. Je ne sais meme pas ce qu'il est devenu et
je ne me suis plus jamais inquiete de lui. Pourtant, ce jour-la,
j'aurais sans doute sacrifie bien des choses pour qu'il ne fut pas
malheureux.
L'ombre qu'il jeta sur ma joie ne rendit celle-ci que plus eclatante. En
moins de cinq minutes, elle avait repris completement possession de mon
coeur. Elle le remplissait comme une tumeur; elle etait presque genante,
lourde a porter. Je vous en parle Beaucoup trop; de cette joie.
Pardonnez-moi: ce n'etait pas ma faute si j'avais de la joie ce jour-la.
J'en etais tendu a crier.
Cette fameuse joie m'entraina, comme une voile boursouflee entraine une
barque sur les eaux; elle me fit remonter, a belle allure, la rue Monge,
siphon puissant qui, vers le soir, suce le centre de la ville et repand
un flot grouillant sur les regions du sud.
Un peu plus tard, je m'entrevis dans le paysage desert qui environne la
Halle aux vins. Une rafraichissante odeur de futailles eventrees
folatrait le long des grilles: elle fut pour moi.
Je ne sais plus trop ou je passai par la suite. Mes reves se melaient
sans cesse a l'univers sensible, si bien qu'en realite je cessai
d'exister dans un endroit precis jusque vers six heures. Peut-etre meme
fus-je, pendant ce temps, en plusieurs lieux du monde, peut-etre nulle
part. A six heures, je me reveillai sur le bitume du boulevard Bourdon.
C'etait une veritable epreuve. Le boulevard Bourdon est un lieu
redoutable pour l'homme insuffisamment sur de soi-meme. Si vous n'etes
pas en etat de grace, n'affrontez pas le boulevard Bourdon par un
apres-midi d'ete. Il est triste et brulant; le miroitement et les odeurs
du canal donnent au promeneur un ecoeurant vertige.
Je triomphai du boulevard Bourdon et debouchai glorieusement sur la
place de la Bastille, retentissante comme une enclume et abreuvee de
rayons.
Le faubourg Saint-Antoine me vit passer dans un brouillard ardent, comme
un homme enivre de difficiles succes. Peu apres, j'abordais la rue
Keller, ou habite Lanoue. Je continuais a depenser mon bonheur avec
prodigalite et je ne voyais pas le fond de ma bourse.
VI
Lanoue est un camarade d'enfance,
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