il.
Je fis effort pour regagner du terrain. Peine perdue! Je debitai
quelques bourdes: elles ne furent profitables qu'aux autres; elles me
parurent, a moi, grossieres, deshonorantes. Les aliments perdirent leur
vertu: je me surpris a en critiquer secretement la nature, la
preparation, l'opportunite.
Une malveillante lucidite s'empara de mes yeux, de mes oreilles.
J'observai Lanoue; je m'apercus avec desespoir qu'il se complaisait a
des niaiseries, a des balourdises, auxquelles j'accordai des rires
parcimonieux, teintes d'ironie, puis, bientot, de cruaute.
J'eus envie de crier, d'appeler a l'aide, au secours, comme un matelot
en detresse sur un esquif avarie. C'etait bien inutile: la solitude
s'elargissait autour de moi, tenebreuse, impenetrable, mortelle.
J'apercevais les Lanoue comme des gens d'un autre monde, comme un
poisson doit apercevoir une hirondelle.
Il n'y avait rien a faire. Je me resignai avec amertume. Je pensais a
moi-meme ainsi qu'a un animal que l'on saigne a blanc et qui voit couler
son sang, qui voit ruisseler de lui tout espoir, toute vie.
En moins d'une demi-heure, le sacrifice fut consomme. Je fus deshabite
de la grace, vide, extenue.
Bien plus, un deficit redoutable se creusa, s'accusa. J'avais fait des
depenses Imprudentes, j'avais gaspille la joie; je m'etais endette,
ruine pour longtemps. Je commencai de me reprocher ma stupide joie de
l'apres-midi; j'en fis un examen methodique, impitoyable, m'imputant a
crime cette vaine et malfaisante prodigalite.
Les Lanoue ne s'apercevaient de rien. Ils continuaient tout seuls; ils
se moquaient bien de moi!
J'avais l'air d'etre avec eux; je crois meme que je repondais a leur
propos; mais je leur vouais un ressentiment presque haineux. C'etait
bien leur faute si j'avais perdu, disperse, dilapide ma fortune
interieure. Ils m'avaient aide dans mes folies, seconde dans mes exces,
precipite sur le fumier de Job. Un moment vint ou je n'y tins plus, je
me levai pour partir.
Je dus soutenir une espece de lutte. Mes amis me voulaient encore et
tachaient a me garder. Je me roidissais pour me depetrer d'eux, comme un
amant decu se depetre d'une vieille maitresse.
Ils lacherent pied. Ils prirent assez vite leur parti de mon depart, ce
qui redoubla ma rancune. N'etaient-ils pas deux pour assouvir leur rage?
Il etait d'ailleurs temps pour moi de me replonger dans l'isolement. Les
divers episodes de ma journee commencaient a me remonter aux levres,
|