le survivant d'un monde enseveli.
Lanoue, c'est un million de souvenirs et un homme par dessus le marche,
un homme que j'aime bien. Lanoue a toujours fait partie de ma vie. Il ne
fut pas de ceux avec qui, vers la douzieme annee, je jurai d'entretenir
d'eternels liens d'amitie. Ceux-la, je ne sais meme pas s'ils sont
encore vivants. Je n'ai jamais fait de projets avec Lanoue, ou si peu!
Et c'est sans doute pour cela qu'il demeure mele a tout ce qui m'arrive.
J'aime tendrement Lanoue; en d'autres termes, le sentiment que j'eprouve
pour lui me semble une pure, une vigilante amitie; mais c'est sans doute
beaucoup d'orgueil que de se croire capable d'une reelle affection.
Lanoue ne sait rien, je pense, du caractere de l'amitie que je lui
porte. Quelque chose qui est encore une forme de l'orgueil me pousse a
dissimuler comme des faiblesses les penchants les plus spontanes. Et
puis, Lanoue ne sait pas qu'il est mon seul ami. Je lui ai toujours
laisse croire que je possedais maintes autres relations captivantes et
precieuses. Puis-je avouer a Lanoue que je suis une nature tres pauvre,
incapable de plusieurs amis?
Lanoue est clerc d'avoue. Il s'est marie a la femme qu'il aimait, qu'il
aime toujours. Il en a un enfant, un bel enfant dont je suis le parrain.
Fameux parrain!
Il etait six heures et demie quand j'arrivai chez Lanoue. Je fis, en
deux minutes, le plus clair de mes declarations. Marthe, la femme de
Lanoue, me dit:
--Vous sortez du bureau? Vous etes en avance.
Je repondis:
--Je ne vais plus au bureau. J'ai quitte....
Lanoue me posa tout de suite une multitude de questions auxquelles je
repondis d'un air enjoue, distant, distrait, de l'air, enfin, d'un homme
sollicite par des perspectives seduisantes et variees.
Je m'etais a demi etendu sur le lit-divan qui fait de la chambre des
Lanoue une maniere de salon, et je regardais Marthe baigner le bebe
avant de le mettre au lit.
Octave Lanoue fumait une petite pipe en bois d'olivier. Il portait
legerement inclinee sur l'epaule sa tete qui est fine et agreable a
voir. Sa figure exprimait un bonheur si calme qu'il ressemblait a
l'absence, au vide, au neant, elle exprimait un bonheur habituel, enfin,
quelque chose de comparable au bonheur d'une pendule qui est remontee
pour cent ans, au bonheur d'une pierre qui tombe dans l'espace pour
l'eternite.
Marthe avait l'air content que lui vaut une existence exempte de soucis.
Elle plissait le front toutefois et
|