ette ridicule aventure, ce doigt pose sur
l'oreille du gros bonhomme, cette sottise.
Est-ce bien une sottise, d'ailleurs? Est-ce ridicule, en realite? Non!
Mille fois non! Vous ne me ferez admettre ni que je suis un malfaiteur,
ni que je suis un idiot. Alors, c'est ca, votre humanite? Voila un
homme, un homme comme vous et moi; il y a, entre nous deux, une telle
barriere que je ne peux meme pas appliquer le bout de mon doigt sur sa
peau sans prendre figure de criminel. Alors, je ne suis pas libre? Alors
l'individu est entoure, comme les pays maritimes, d'un espace inviolable
ou les etrangers ne peuvent naviguer sans formalites?
Je ne pose pas a l'original; je ne suis pas fait autrement que les
autres. Quelque chose me le dit: une idee comme celle qui m'avait mu,
dans cette circonstance, c'est une de ces idees que tous les hommes
connaissent, une idee saugrenues et naturelle quand meme. Quant a savoir
s'il convient de ceder a de telles impulsions, c'est une autre affaire,
helas!
Je hais le mensonge. On a suffisamment de mal a se depetrer de la
verite; faut-il y meler d'autres miseres? Raconter a ma mere que j'etais
licencie par une mesure generale de reduction du personnel, ou que les
intrigues jalouses de mes camarades avaient determine mon renvoi, voila
une idee qui ne m'effleura meme pas. Ou plutot si, elle m'effleura un
peu, puisque je vous en parle; mais je n'y pensai que pour la repousser
aisement.
Vous le voyez, mes reflexions etaient loin d'etre apaisantes. En
arrivant au pont d'Austerlitz, j'etais resolu a donner avis de mon
renvoi sans le moindre commentaire.
Le pont d'Austerlitz est un beau pont. Il s'elance au milieu d'un grand
espace blanc. Des qu'il y a un peu de clarte sur Paris, c'est pour le
pont d'Austerlitz. La, il y a toujours du vent, des odeurs de voyage,
des bateaux laborieux, des marchands de riens, des photographes en plein
air qui rechargent leurs appareils sous les cottes de leur femme en
guise de chambre noire, enfin toutes sortes de distractions pour les
yeux. Le pont fait un peu le gros dos, comme s'il etait agreablement
chatouille par les tramways et les fardiers qui lui courent sur
l'echine. En general, je me plais bien dans les environs du pont
d'Austerlitz. C'est un endroit qui n'est pas trop compromis avec mes
mauvais souvenirs. Je ne me rappelle pas avoir jamais passe le pont
d'Austerlitz en etat de honte, ou de colere. Ca compte, des choses comme
ca!
Malheureusement, ce
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