apercevais les planchettes qui ploient sous le poids de mes
livres. A regarder fixement le dos des volumes, je voyais l'ensemble
onduler par petites vagues, comme l'eau d'un ruisseau. C'est une vieille
illusion qui m'amuse encore, toutes les fois qu'elle ne m'horripile pas.
Ce jour-la, j'en fus ravi.
Je passai, sur mon canape, une heure grasse, succulente, concentree,
une de ces heures dont on peut parler pendant vingt ans. Puis j'allai
jusqu'a la fenetre pour regarder l'univers.
Nous etions au mois d'aout. Une fraicheur d'egout montait de la
chaussee, avec l'odeur des legumes et le cri des marchands a la petite
voiture qui rampent sans cesse sur le pave de mon quartier. La rue
semblait profondement entaillee, au ciseau, dans la masse rocailleuse
des batisses. Toutes les fenetres etaient ouvertes et on apercevait les
gens, comme on voit, a maree basse, sortir les betes d'une colonie qui
habite dans le rocher.
Si vous ne connaissez pas la rue du Pot-de-Fer, faites-moi l'amitie de
n'aller point l'explorer. Je sais qu'elle vous degouterait. Mais je
n'aime pas a l'entendre denigrer: je prefere etre seul a en dire du mal.
Je distinguais, dans le fond des logements, toutes sortes de details qui
m'eussent, en d'autres circonstances, paru miserables, sordides et qui,
ce jour-la, etaient curieux et touchants. J'aurais volontiers adresse la
parole a certains voisins qu'en general je n'ai pas l'air de voir.
Ma mere m'appela. Je l'allai rejoindre en chantant a pleine poitrine, si
bien que ma mere me dit pour la trois-millieme fois:
--Dommage que tu ne veuilles pas apprendre le chant; tu as une jolie
petite voix de tenor.
Maman m'avait encore fait une surprise: elle avait sorti de l'armoire
deux verres fins comme des bulles de savon et un flacon de vin des
Cinq-Terres. Nous tenons ce breuvage d'un vague cousin qui a sejourne en
Italie.
Je ne suis pas du tout gourmand, mais ce verre de vin puissant me fut un
delice.
Mere disait:
--Prends cela, avant d'aller voir Lanoue; prends cela pour achever de te
remonter. Et, si tu veux rester a diner avec Lanoue, reste.
Cette goutte d'alcool transposa ma joie dans un registre tel qu'il me
devenait indispensable de marcher, de me consommer, de m'user, de
m'epuiser.
Je m'habillai de frais, embrassai ma bonne maman et me vissai a toute
vitesse dans l'escalier.
V
Comme une veine de nourriture coulant au plus gras de la cite, la rue
Mouffetard descend du nord
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