grondait a chaque instant, pour un
entetement fugace du bebe, pour une goutte d'eau repandue sur la natte,
pour une autre goutte d'eau projetee contre la glace de l'armoire.
Je m'en etonnais beaucoup, moi qui n'entends rien au vrai bonheur, moi
qui n'ai pas six heures, pas quatre heures de bonheur par annee. Je
pensais avec une secrete passion: "De quelle importance est cette goutte
d'eau? On pourrait, ce soir, lacher la Seine entiere a travers ma
chambre que ma felicite, a moi, n'en sentirait aucune atteinte".
Je contemplais le groupe forme par mes amis. Le bebe seul me semblait
vivre sa joie, les deux autres la dormaient, pour ainsi dire. Je les
considerais avec un peu de mepris, un peu de pitie. Je songeais: "Ils
ont tout ce qu'il faut pour etre heureux et ils font figure de momies;
leur contentement est empaille. Moi, je suis un miserable, un mauvais
fils, un employe congedie et je me sens, aujourd'hui, plein jusqu'aux
yeux d'un bonheur authentique, violent, formidable, qui regarde le leur
comme l'Himalaya doit regarder un crapaud. C'est injuste, mais c'est
epatant, epatant! Allons! Allons! il faut souffler sur ce lac sans
rides".
Je soufflai de tout mon coeur. Je soufflai en typhon. Je me mis a faire
mille folies dont chacune semblait exaucer un de mes demons interieurs.
Je pris l'enfant sur mes epaules pour executer des danses vertigineuses.
Ce petit etre, seul, etait a mon niveau, de plain-pied avec ma rage
heureuse. Il poussait des cris percants qui procuraient une satisfaction
aigue a certaines choses qui se demenaient en moi.
Peu a peu les deux Lanoue s'echauffaient. Ils s'eveillaient d'un
engourdissement; ils semblaient dire: "C'est vrai! nous sommes heureux;
alors pourquoi ne sommes-nous pas gais? Pourquoi ne dansons-nous pas?
Pourquoi ne crions-nous pas, ne bondissons-nous pas, n'eclatons-nous
pas"?
Moi, je dansais, je criais. Moi, j'etais affreusement gai.
Lanoue me dit soudain:
--Tu restes diner avec nous?
J'etais venu pour ca. Je presentai pourtant des objections. Je me fis
prier.
Lanoue cessa d'insister et, tout de suite, une sueur fine me perla sur
les tempes.
J'entrevis une soiree solitaire avec cet enorme fardeau de gaite que je
ne pourrais pas porter seul. Mais Lanoue se reprit a insister et
j'acceptai tout de suite, lachement, en begayant presque de frayeur.
Cet instant fut une maille lachee dans l'enchainement tendu de mes
exaltations. Heureusement, la maille se trouva v
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