chers enfants, si j'avais eu cent ecus, je
partais et j'arrivais a l'heure dite. Pourquoi n'avez-vous pas ouvert
une souscription pour me payer la diligence? Je vous declare que, dans
six semaines ou deux mois, si vous etes toujours la-bas, j'irai, quelque
orage qu'il fasse aux ceux, quelque calme plat qui regne dans mes
finances. Vous me nourrirez bien pendant une quinzaine: je fume plus que
je ne mange, et ma plus grande depense sera le tabac. Je serais allee
vous rejoindre dans le courant du mois, si je n'etais retenue ici par
mes affaires.
Je prends possession de ma pauvre vieille maison, que le baron veut bien
enfin me rendre (ou je vais m'enterrer avec mes livres et mes cochons),
decidee a vivre agricolement, philosophiquement et laborieusement,
decidee a apprendre l'orthographe aussi bien que M. Planche, la logique
aussi bien que feu mon precepteur, et la metaphysique aussi bien que le
celebre M. Liszt, eleve de Ballanche, Rodrigues et Senancour. Je veux,
en outre, ecrire en coulee et en batarde, mieux que Brard et Saint-Omer,
et, si j'arrive jamais a faire au bas de mon nom le parafe de M.
Prudhomme, je serai parfaitement heureuse et je mourrai contente. Mais
ces graves etudes ne m'empecheront pas d'aller voir de temps en temps
mes mioches a Paris, et vous autres, la ou vous serez. Hirondelles
voyageuses, je vous trouverai bien, pourvu que vous me disiez ou vous
etes, et je serai heureuse pres de vous tant que vous serez heureux pres
de moi.
Je suis maintenant avec mes enfants dans la chere vallee Noire.
J'ai vu madame Liszt la veille de mon depart de Paris. Elle se portail
bien et je l'ai embrassee pour son fils et pour moi. J'ai vu une fois
Emmanuel, qui m'a chargee de le rappeler a votre amitie et qui m'a
questionnee avec interet sur votre compte. On dit que notre cousin Heine
s'est petrifie en contemplation aux pieds de la princesse Belgiojoso.
Sosthenes[1] est mort, ou il s'est reconnu dans un passage de la lettre
imprimee, car je ne I'ai pas revu depuis ce temps-la.
Moi, je me porte bien, je suis bete comme une oie. Je dors douze heures,
je ne fais rien du tout que coller des devants de cheminee, encadrer
des images, collectionner des papillons, ereinter mon cheval, fumer mon
narghile, _conter des contes_ a Solange, ecouter du fond d'un nuage de
tabac, a travers une croute opaque d'imbecillite et de beatitude, les
pitoyables discours facetieux ou politiques de mes douze amis, tous plus
betes que m
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