eule affaire de leur vie. Le paquebot est cense partir toutes les
semaines; mais il ne part en realite que quand le temps est parfaitement
serein et la mer unie comme une glace. Le plus leger coup de vent le
fait rentrer au port, meme lorsqu'on est a moitie route. Pourquoi? Ce
n'est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sure. C'est que le
cochon a l'estomac delicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon
meurt en route, l'equipage est en deuil, et donne au diable journaux,
passagers, lettres, paquets et le reste. Voila donc plus de quinze jours
que le bateau est dans le port; peut-etre partira-t-il demain! voila
vingt-cinq jours et plus que _Spiridion_ voyage; mais j'ignore si Buloz
l'a recu. J'ignore s'il le recevra.
Il y a encore d'autres raisons de retard que je ne vous dis pas, parce
que toute reflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins
inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire a Buloz. Je vous prie
meme de lui faire parler a ce sujet; car il doit etre dans les transes,
dans la terreur, dans le desespoir! _Spiridion_ doit etre interrompu
depuis un siecle; a cela je ne puis rien. J'ai peste contre le pays,
contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J'ai un peu
peste contre ce cher Manoel, qui m'a depeint ce pays comme si libre, si
abordable, si hospitalier. Mais a quoi bon les plaintes et les murmures
contre les ennemis naturels et inevitables de la vie? Ici, c'est une
chose; la, une autre; partout, il y a a souffrir.
Ce qu'il y a de vraiment beau ici, c'est le pays, le ciel, les
montagnes, la bonne sante de Maurice, et le _radoucissement_ de Solange.
Le bon Chopin n'est pas aussi brillant de sante. Son piano lui manque
beaucoup. Nous en avons enfin recu des nouvelles aujourd'hui. Il est
parti de Marseille, et nous l'aurons peut-etre dans une quinzaine de
jours. Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et miserable
ici! c'est au dela de ce qu'on peut imaginer.
J'ai, par un coup du sort, trouve a acheter un mobilier propre, charmant
pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a
fallu se donner des peines inouies pour avoir un poele, du bois, du
linge, que sais-je? depuis un mois, que je me crois installee, je suis
toujours a la veille de l'etre. Ici, une charrette met cinq heures
pour faire trois lieues; jugez du reste! Il faut deux, mois pour
confectionner une paire de pincettes. Il n'y a pas d'exageration dans ce
que je vous dis. D
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