cher ami; si mes enfants, qui lisent
quelquefois mes lettres au hasard, me savaient si ebranlee, ils
s'affecteraient trop. Je veux, pour vivre avec eux le plus longtemps
possible, faire tout ce qui me sera possible. J'irai avec mon fils
passer le mois prochain dans le Midi pour me guerir d'un etat
d'etouffement qui a augmente et qui n'a rien de serieux cependant.
Je passerai quatre ou cinq jours a Paris au commencement de mars, pour
prendre mon passeport. Je ne veux voir personne; mais vous, cependant,
je voudrais bien vous voir et vous charger de dire a l'auteur de _Ciel
et Terre_ tout ce que je ne vous dis pas ici, troublee que je suis trop
personnellement, et justement a cause de cette question de vie et de
mort qui est la. C'est un des plus beaux livres qui soient sortis de
l'esprit humain.
Il m'avait jetee dans une joie extraordinaire. Je voulais faire un
volume pour le louer comme je le sens.--Je le ferai plus tard, si je
peux me remettre a ecrire. Mais, entre nous soit dit, je ne suis pas
sure que ce cote de la vie me revienne jamais. Je ne vis plus du tout de
moi ni en moi, ma vie avait passe dans cette petite fille depuis deux
ans. Elle m'a emporte tant de choses, que je ne sais pas ce qui me
reste, et je n'ai pas encore le courage d'y regarder. Je ne regarde que
ses poupees, ses joujoux, ses livres, son petit jardin que nous faisions
ensemble, sa brouette, son petit arrosoir, son bonnet, ses petits
ouvrages, ses gants, tout ce qui etait reste autour de moi, l'attendant.
Je regarde et je touche tout cela, hebetee, et me demandant si j'aurai
mon bon sens, le jour ou je comprendrai enfin qu'elle ne reviendra pas
et que c'est elle qu'on vient d'enterrer sous mes yeux.
Vous voyez, je retombe toujours dans mon dechirement. Voila pourquoi
je ne peux ecrire presque a personne. Il y a peu de coeurs que je ne
fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. Je vous parle, a
vous, parce que vous etes comme moi a moitie dans l'autre vie, et, pour
le moment, j'espere avec la bienfaisante placidite que j'avais naguere,
quand je n'etais pas si fatiguee d'attendre.--Mais vous aviez le corps
malade. Dites-moi donc que vous etes mieux, avant que je quitte Nohant.
Vous avez une grande ressource: c'est de pouvoir vivre a l'habitude
dans le monde des idees ou je vois trop en poete, c'est-a-dire avec
ma sensibilite plus qu'avec mon raisonnement. Vous avez une lucidite
soutenue dans ce monde-la, il me semble. C'est la qu
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