destins
se sont brouilles comme les cartes se brouillent dans les mains du grand
joueur qui est le progres.
Oui, le progres quand meme est toujours plus rapide au milieu du trouble
qu'au sein du repos. Je connais vos opinions et vous connaissez les
miennes; elles sont divergentes, mais elles n'ont rien a voir ici.
Il s'est fait un grand ebranlement dans les moeurs et dans les idees.
Est-ce que vous n'avez pas senti la terre trembler sous nos pieds et le
ciel vaciller sur nos tetes, reveur et fantaisiste que vous etes? Ne
voyez-vous pas que les choses et les hommes ont change? La fortune
aveugle et passive n'a-t-elle pas deraille comme une machine qu'aucune
main humaine ne peut gouverner? Qui sont les riches et qui sont les
pauvres, selon vous, aujourd'hui? Selon vous, les riches sont les
sages, les pauvres sont les fous. Eh bien, voila une erreur qui vous
abandonnerait si vous regardiez hors de vos livres et de vos souvenirs.
Le travail, le commerce, l'economie, le calcul, la raison, c'etaient la,
en effet, du temps de Keller, des sources presque certaines de gain, de
succes et de securite. A present, c'est le hasard, la mode, la vogue,
l'audace, la _chance_, qui seules decident des destinees du riche. Le
bourgeois que notre memoire a embaume et que votre imagination veut
faire revivre n'existe plus. Ce bourgeois-la, qui compte, chaque soir,
les honnetes et modestes profits du travail de sa journee, qui ne joue
pas a la Bourse, qui ne se hasarde pas dans les delirantes speculations
de la grande industrie, il ne s'appelle plus le bourgeois. Il est le
peuple, et il n'y a entre lui et l'artisan--que vous avez bien raison
d'estimer et de respecter--que la difference d'un peu plus ou d'un
peu moins d'activite, d'invention et d'ambition. Que dis-je! entre
le paysan, qui meurt de faim sur la terre qu'il ne sait ni ne peut
feconder, faute de science et de capital, et le boutiquier, qui amasse
peniblement une aisance sans cesse inquietee par l'absence de credit, il
n'y a pas grande difference de plainte et de desir a l'heure qu'il est.
Tout cela, c'est le peuple, le laboureur comme le commercant, comme
l'artiste, comme tous ceux qui n'ont pas mis la main survies gros lots,
Flaminio comme Fulgence, et Keller comme Favilla.
Ce ne sont pas la desormais des contrastes ennemis: ce sont des hommes
qui cherchent ou qui travaillent, qui attendent ou qui esperent; ce
sont des freres et des egaux qui peuvent bien encore se quereller
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