mon cher confrere,--il me
semble que notre mandat serait de lutter contre l'exces de prosaisme
qui envahit forcement le monde, et, tout en laissant passer ces flots
troubles qui s'epureront tot ou tard, de sauver quelques perles ou tout
au moins quelques fleurs entrainees par l'orage.
Ou avez-vous l'esprit, ou avez-vous le coeur, vous qui, comme moi,
depuis tantot vingt-cinq ans, faites de l'art, et vivez en artiste,
de fulminer toutes ces imprecations contre le poete, le peintre, le
musicien, le comedien, contre tous les amants de l'ideal?
[1] Titre primitif de _Maitre Favilla_.
CCCXCVIII
A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS
Nohant, 21 novembre 1855.
Ma belle mignonne,
J'ai ete, et je suis encore toute malade; mais il ne faut pas le dire
parce que ca m'attirerait trente lettres d'amis effrayes plus qu'il
ne faut. Ce n'etait qu'un rhume; mais les rhumes ont chez moi un
_caractere_ nerveux, d'un bien mechant caractere. Ils m'etouffent
litteralement. Enfin, ca va un peu mieux; mais j'ai ete retardee. La
piece etait finie[1], et dans la main du copiste; je l'ai arretee pour
la retoucher. De corrections en corrections, j'ai gagne quelque chose
de mieux, et le copiste (Emile) se relance de nouveau dans l'ecriture
moulee! C'est de cette nuit seulement que mon esprit se repose de cette
meditation, ralentie sinon obstruee par le rhume, et je vous ecris tout
de suite avant d'aller me coucher. Ma lettre va vous trouver, j'espere,
au milieu d'un nouveau succes; je ne me rappelle deja plus de qui est
cette _Joconde_. Est-ce celle de Leonard de Vinci? Vous etes tout au
moins aussi belle, et je suis sure que l'on vous adore sous cet aspect
comme sous tous les autres.
Je pense aller a Paris avec mon gros pataud de manuscrit a la fin du
mois. C'est assez tot, n'est-ce pas? Si c'est trop tot pour que je serve
a quelque chose, vous me le direz et je vous enverrai la piece, si
besoin est. Faut-il que j'ecrive a M. Doucet pour lui dire ou j'en
suis? Compte-t-il sur moi? Est-ce dans ses mains qu'apres vous avoir
communique mon oeuvre, ainsi qu'a madame Allan (car, avant tout, il faut
que vous me guidiez dans la distribution), je dois deposer le manuscrit?
M'ayez-vous trouve un lecteur? car, pour moi, je n'en connais pas.
Regnier a un assez bon role dans ladite piece: consentirait-il a lire?
Je le lui demanderai; il me semble qu'il doit bien lire, mais je n'en
sais rien.
Ne vous
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