l'on s'eleve au-dessus de ses propres interets froisses dans cette
lutte, si l'on se detache du sentiment personnel pour considerer la
marche du torrent economique et le but, chez les artistes comme chez les
politiques, vers lequel ses flots se precipitent, on est frappe de voir
le salut general au bout de cette carriere ouverte a l'individualisme
effrene.
On voit les capitaux s'elancer vers les conquetes merveilleuses de
l'industrie, et se mettre forcement, fatalement, au service du genie
des decouvertes. On voit le principe d'association se degager comme, le
soleil du sein des orages, les machines remplacer les durs labeurs de
l'humanite et de nouvelles industries ouvrir un refuge aux travailleurs,
delivres du metier de betes de somme et appeles a des occupations plus
intelligentes, plus douces et plus saines. On voit enfin le socialisme,
votre bete de l'Apocalypse, mon cher confrere, se faire place et
devenir la societe europeenne, quelles que soient les formes apparentes
d'egalite ou d'autorite, de republique, de dictature ou d'autocratie
qu'il plaise aux nations d'inscrire en tete de leurs constitutions
actuelles et futures.
Telle est la force de la solidarite des interets, qu'aucune volonte
individuelle ne peut desormais entraver sa marche prodigieuse et que ni
guerres ni revolutions ne sauraient detruire ses conquetes. Certainement
les cataclysmes qui, dans l'ordre politique comme dans l'ordre physique,
menacent a toute heure l'humanite, detruiront encore des fortunes, des
existences, des projets, cela me semble inevitable; mais ce qui est
acquis en fait de science sociale est acquis pour toujours. Les
speculateurs sont devenus intelligents, ils ont profite des travaux
d'economie politique et sociale que tout un siecle a vus eclore. Ils
s'en servent a leur profit et, en general, peut-etre uniquement en vue
de leur profit; mais ils s'en servent, tout est la. La civilisation y
trouvera son compte quand la lumiere sera plus repandue et le but plus
eclatant.
En attendant, certes, il y a beaucoup de souffrances et de desastres;
je ne serais pas d'accord avec vous si je formulais les plaintes qui
me touchent et me frappent le plus dans le trouble funeste de cette
transformation sociale. D'ailleurs, on n'a pas la liberte d'approfondir
ce sujet. Mais, pour ne parler que de ce qui fait l'objet de cette
lettre, l'art et les artistes,--l'art qui est notre profession a vous
et a moi, les artistes qui sont vous et moi,
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