re. Je suis habitue a ce
regard qui m'enveloppe, me penetre, glisse sur mon visage, erre dans mes
cheveux, comme une main, comme un souffle.
Or, ce soir-la, je n'osais pas relever la tete parce que je sentais bien
que ce regard n'etait pas seul a suivre le fremissement de mes mains sur
la toile ciree, a compter les petites gouttes de sueur qui naissaient
sur mes tempes, a lire sur mes traits le desordre de mon coeur.
Je me hatai de plier ma serviette et je gagnai ma chambre.
Je ne vous ai peut-etre pas encore dit que je joue de la flute. Oh!
j'exagere assurement en disant que "je joue". Je possede une flute de
bois, a clefs, dont un camarade de regiment m'a enseigne le doigte. J'ai
travaille pendant deux ans a mes heures de loisir, assez pour lire les
pages d'une difficulte moyenne. Puis, j'ai cesse de travailler et,
partant, de me perfectionner. Je joue donc mal. Vous vous en doutiez: si
j'etais capable de faire tres bien une chose, quelle qu'elle soit, je ne
serais pas l'homme que je suis.
Ce qui est penible, c'est que, faute d'entrainement, de mecanisme, faute
d'etude, enfin, je joue d'une facon maladroite, puerile, des morceaux
que je sens fort bien. Car je dois dire, pour etre juste envers
moi-meme, que j'aime passionnement la musique et que je lui dois mes
emotions les plus nobles. Pourtant, lorsque je m'evertue sur mon
instrument, j'ai l'air de ne rien comprendre a ce que j'execute, tandis
qu'Oudin, par exemple, qui joue aussi de la flute, Oudin qui, somme
toute, n'entend rien a la musique, mais qui a de la pratique, des
doigts, donne si facilement l'impression d'avoir une ame.
Bref, ce soir-la, je me mis a jouer de la flute, d'abord doucement, puis
a plein souffle. J'entendis maman qui disait:
--C'est ca, Louis, joue un peu! Il y a si longtemps!
Je jouai donc. J'avais allume la lampe et installe mes cahiers de
musique sur la commode, contre le vase de verre bleu.
Je m'appliquais, serrant soigneusement les levres et mesurant mon
haleine, je m'appliquais a faire de beaux sons; et une partie de mon
tourment fuyait, me semblait-il, sous mes doigts et se dissolvait dans
l'atmosphere avec les vibrations de l'instrument. Je jouais les morceaux
que je connais le mieux, ceux que j'aime depuis longtemps et qui sont
meles a toutes mes pensees.
Je m'apercus bientot qu'apres un long silence les deux femmes, dans la
piece voisine, avaient recommence de parler a voix basse. Cela
produisait un ronron leger et
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