voyait pas.
Calme et fier, quoiqu'un peu pale, il s'avanca sur la chaussee,
regarda ses brouettes, et, voyant que tout etait bien, prit gaillardement
le chemin de la gare, sans meme se retourner une
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fois vers la maison du baobab. Derriere lui marchaient le brave
commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, le president
Ladeveze, puis l'armurier Costecalde et tous les chasseurs de
casquettes, puis les brouettes, puis le peuple.
[5]Devant l'embarcadere, le chef de gare l'attendait,--un vieil
Africain de 1830, qui lui serra la main plusieurs fois avec chaleur.
L'express Paris-Marseille n'etait pas encore arrive. Tartarin
et son etat-major entrerent dans les salles d'attente. Pour eviter
l'encombrement, derriere eux le chef de gare fit fermer les grilles.
[10]Pendant un quart d'heure, Tartarin se promena de long en
large dans les salles, au milieu des chasseurs de casquettes. Il
leur parlait de son voyage, de sa chasse, promettant d'envoyer
des peaux. On s'inscrivait sur son carnet pour une peau comme
pour une contredanse.
[15]Tranquille et doux comme Socrate au moment de boire la
cigue, l'intrepide Tarasconnais avait un mot pour chacun, un
sourire pour tout le monde. Il parlait simplement, d'un air
affable; on aurait dit qu'avant de partir, il voulait laisser derriere
lui comme une trainee de charme, de regrets, de bons souvenirs.
[20]D'entendre leur chef parler ainsi, tous les chasseurs de casquettes
avaient des larmes, quelques-uns meme des remords, comme le
president Ladeveze et le pharmacien Bezuquet.
Des hommes d'equipe pleuraient dans des coins. Dehors, le
peuple regardait a travers les grilles, et criait: "Vive Tartarin!"
[25]Enfin la cloche sonna. Un roulement sourd, un sifflet dechirant
ebranla, les voutes.... En voiture! en voiture!
"Adieu, Tartarin!... adieu, Tartarin!...
--Adieu, tous!..." murmura le grand homme, et sur les
joues du brave commandant Bravida il embrassa son cher
[30]Tarascon.
Puis il s'elanca sur la voie, et monta dans un wagon plein de
Parisiennes, qui penserent mourir de peur en voyant arriver cet
homme etrange avec tant de carabines et de revolvers.
XIV
_Le port de Marseille. Embarque! Embarque!_
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Le 1er decembre 186..., a l'heure de midi, par un soleil d'hiver
provencal, un temps clair, luisant, splendide, les Marseillais
effares virent deboucher sur la Canebiere un _Teur_, oh mais, un
_Teur!..._ Jamais ils n'en avaient vu u
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