s, le terrible
[25]Tartarin erra de douar en douar dans l'immense plaine du
Cheliff, a travers cette formidable et cocasse Algerie francaise,
ou les parfums du vieil Orient se compliquent d'une forte odeur
d'absinthe et de caserne, Abraham et Zouzou meles, quelque
chose de feerique et de naivement burlesque, comme une page
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de l'Ancien Testament racontee par le sergent La Ramee ou
le brigadier Pitou.... Curieux spectacle pour des yeux qui
auraient su voir.... Un peuple sauvage et pourri que nous
civilisons, en lui donnant nos vices.... L'autorite feroce et
[5]sans controle de bachagas fantastiques, qui se mouchent gravement
dans leurs grands cordons de la Legion d'honneur, et
pour un oui ou pour un non font batonner les gens sur la
plante des pieds. La justice sans conscience de cadis a grosses
lunettes, tartufes du Coran et de la loi, qui revent de quinze
[10]aout et de promotion sous les palmes, et vendent leurs arrets,
comme Esau son droit d'ainesse, pour un plat de lentilles ou de
kousskouss au sucre. Des caids libertins et ivrognes, anciens
brosseurs d'un general Yusuf quelconque, qui se soulent de
champagne avec des blanchisseuses mahonnaises, et font des
[15]ripailles de mouton roti, pendant que, devant leurs tentes, toute
la tribu creve de faim, et dispute aux levriers les rogatons de la
ribote seigneuriale.
Puis, tout autour, des plaines en friche, de l'herbe brulee,
des buissons chauves, des maquis de cactus et de lentisques, le
[20]grenier de la France!... Grenier vide de grains, helas! et
riche seulement en chacals et en punaises. Des douars abandonnes,
des tribus effarees qui s'en vont sans savoir ou, fuyant
la faim, et semant des cadavres le long de la route. De loin en
loin, un village francais, avec des maisons en ruine, des champs
[25]sans culture, des sauterelles enragees, qui mangent jusqu'aux
rideaux des fenetres, et tous les colons dans les cafes, en train
de boire de l'absinthe en discutant des projets de reforme et de
constitution.
Voila ce que Tartarin aurait pu voir, s'il s'en etait donne la
[30]peine, mais, tout entier a sa passion leonine, l'homme de Tarascon
allait droit devant lui, sans regarder ni a droite ni a
gauche, I'oeil obstinement fixe sur ces monstres imaginaires,
qui ne paraissaient jamais.
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Comme la tente-abri s'entetait a ne pas s'ouvrir et les tablettes
de pemmican a ne pas fondre, la caravane etait obligee de s'arreter
matin et soir dans les trib
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