hotel a sa convenance, le pauvre homme ne pouvait s'empecher
[10]de songer aux paroles de Bombonnel.... Si c'etait vrai pourtant?
S'il n'y avait plus de lions en Algerie?... A quoi bon
alors tant de courses, tant de fatigues?...
Soudain, au detour d'une rue, notre heros se trouva face a
face ... avec qui? Devinez.... Avec un lion superbe, qui
[15]attendait devant la porte d'un cafe, assis royalement sur son
train de derriere, sa criniere fauve dans le soleil.
"Qu'est ce qu'ils me disaient donc qu'il n'y en avait plus?"
s'ecria le Tarasconnais en faisant un saut en arriere.... En
entendant cette exclamation, le lion baissa la tete et, prenant
[20]dans sa gueule une sebile en bois posee devant lui sur le trottoir,
il la tendit humblement du cote de Tartarin immobile de
Stupeur.... Un Arabe qui passait jeta un gros sou dans la
sebile, le lion remua la queue.... Alors Tartarin comprit
tout. Il vit, ce que l'emotion l'avait d'abord empeche de voir, la
[25]foule attroupee autour du pauvre lion aveugle et apprivoise, et
les deux grands negres armes de gourdins qui le promenaient a
travers la ville comme un Savoyard sa marmotte.
Le sang du Tarasconnais ne fit qu'un tour "Miserables,"
cria-t-il d'une voix de tonnerre, "ravaler ainsi ces nobles betes!"
[30]Et, s'elancant sur le lion, il lui arracha l'immonde sebile d'entre
ses royales machoires.... Les deux negres, croyant avoir
affaire a un voleur, se precipiterent sur le Tarasconnais, la
matraque haute.... Ce fut une terrible bousculade.... Les
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negres tapaient, les femmes piaillaient, les enfants riaient. Un
vieux cordonnier juif criait du fond de sa boutique. "_Au zouge
de paix! Au zouge de paix!_" Le lion lui-meme, dans sa nuit,
essaya d'un rugissement, et le malheureux Tartarin, apres une
[5]lutte desesperee, roula par terre au milieu des gros sous et des
balayures.
A ce moment, un homme fendit la foule, ecarta les negres
d'un mot, les femmes et les enfants d'un geste, releva Tartarin,
le brossa, le secoua, et l'assit tout essouffle sur une borne.
[10]"Comment! _preince_, c'est vous?..." fit le bon Tartarin
en se frottant les cotes.
"Eh! oui, mon vaillant ami, c'est moi.... Sitot votre lettre
recue, j'ai confie Baia a son frere, loue une chaise de poste, fait
cinquante lieues ventre a terre, et me voila juste a temps pour
[15]vous arracher a la brutalite de ces rustres.... Qu'est-ce que
vous avez donc fait, juste Dieu! pour vous attirer cette
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