ron, des marmites fumantes, de grands paniers
[15]pleins de poulpes qu'ils allaient laver dans l'eau blanchatre des
fontaines.
Partout, un encombrement prodigieux de marchandises de
toute espece: soieries, minerais, trains de bois, saumons de
plomb, draps, sucres, caroubes, colzas, reglisses, cannes a sucre.
[20]L'Orient et l'Occident pele-mele. De grands tas de fromages de
Hollande que les Genoises teignaient en rouge avec leurs mains.
La-has, le quai au ble; les portefaix dechargeant leurs sacs
sur la berge du haut de grands echafaudages. Le ble, torrent
d'or, qui roulait au milieu d'une fumee blonde. Des hommes en
[25]fez rouge, le criblant a mesure dans de grands tamis de peau
d'ane, et le chargeant sur des charrettes qui s'eloignaient suivies
d'un regiment de femmes et d'enfants avec des balayettes
et des paniers a glanes.... Plus loin, le bassin de carenage,
les grands vaisseaux couches sur le flanc et qu'on flambait avec
[30]des broussailles pour les debarrasser des herbes de la mer, les
vergues trempant dans l'eau, l'odeur de la resine, le bruit assourdissant
des charpentiers doublant la coque des navires avec
de grandes plaques de cuivre.
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Parfois, entre les mats, une eclaircie. Alors Tartarin voyait
l'entree du port, le grand va-et-vient des navires, une fregate
anglaise partant pour Malte, pimpante et bien lavee, avec des
officiers en gants jaunes, ou bien un grand brick marseillais
[5]demarrant au milieu des cris, des jurons, et a l'arriere un gros
capitaine en redingote et chapeau de soie, commandant la manoeuvre
en provencal. Des navires qui s'en allaient en courant,
toutes voiles dehors. D'autres la-has, bien loin, qui arrivaient
lentement, dans le soleil, comme en l'air.
[10]Et puis tout le temps un tapage effroyable, roulement de
charrettes, ce "oh! hisse!" des matelots, jurons, chants, sifflets de
bateaux a vapeur, les tambours et les clairons du fort Saint-Jean,
du fort Saint-Nicolas, les cloches de la Major, des Accoules,
de Saint-Victor; par la-dessus le mistral qui prenait tous ces
[15]bruits, toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, les confondait
avec sa propre voix et en faisait une musique folle, sauvage,
heroique comme la grande fanfare du voyage, fanfare qui donnait
envie de partir, d'aller loin, d'avoir des ailes.
C'est au son de cette belle fanfare que l'intrepide Tartarin de
[20]Tarascon s'embarqua pour le pays des lions!...
DEUXIEME EPISODE
C
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