. La peau, il l'emballa
[15]soigneusement et la dirigea sur Tarascon, a l'adresse du brave
commandant Bravida. (Nous verrons tout a l'heure ce qu'il
advint de cette fabuleuse depouille.) Quant au chameau, il
comptait s'en servir pour regagner Alger, non pas en montant
dessus, mais en le vendant pour payer la diligence, ce qui
[20]est encore la meilleure facon de voyager a chameau. Malheureusement
la bete etait d'un placement difficile, et personne
n'en offrit un liard.
Tartarin cependant voulait regagner Alger a toute force. Il
avait hate de revoir le corselet bleu de Baia, sa maisonnette, ses
[25]fontaines, et de se reposer sur les trefles blancs de son petit
cloitre, en attendant de l'argent de France. Aussi notre heros
n'hesita pas: et navre, mais point abattu, il entreprit de faire
la route a pied, sans argent, par petites journees.
En cette occurrence, le chameau ne l'abandonna pas. Cet
[30]etrange animal s'etait pris pour son maitre d'une tendresse
inexplicable, et, le voyant sortir d'Orleansville, se mit a marcher
religieusement derriere lui, reglant son pas sur le sien et ne le
quittant pas d'une semelle.
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Au premier moment, Tartarin trouva cela touchant, cette
fidelite, ce devouement a toute epreuve lui allaient au coeur,
d'autant que la bete etait commode et se nourrissait avec rien.
Pourtant, au bout de quelques jours, le Tarasconnais s'ennuya
[5]d'avoir perpetuellement sur les talons ce compagnon melancolique,
qui lui rappelait toutes ses mesaventures, puis, l'aigreur
s'en melant, il lui en voulut de son air triste, de sa bosse, de son
allure d'oie bridee. Pour tout dire, il le prit en grippe et ne
songea plus qu'a s'en debarrasser, mais l'animal tenait bon....
[10]Tartarin essaya de le perdre, le chameau le retrouva; il essaya
de courir, le chameau courut plus vite.... Il lui criait: "Va
t'en!" en lui jetant des pierres. Le chameau s'arretait et le regardait
d'un air triste, puis, au bout d'un moment, il se remettait
en route et finissait toujours par le rattraper. Tartarin dut se
[15]resigner.
Pourtant, lorsque apres huit grands jours de marche, le Tarasconnais
poudreux, harasse, vit de loin etinceler dans la verdure
les premieres terrasses blanches d'Alger, lorsqu'il se trouva
aux portes de la ville, sur l'avenue bruyante de Mustapha, an
[20]milieu des zouaves, des biskris, des Mahonnaises, tous grouillant
autour de lui et le regardant defiler avec son chameau, pour le
coup la patien
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