nt envoyee en Afrique.... Et je ne suis pas
[30]la seule! presque toutes les diligences de France ont ete
deportees comme moi. On nous trouvait trop reactionnaires, et maintenant
nous voila toutes ici a mener une vie de galere.... C'est ce qu'en France
vous appelez les chemins de fer algeriens."
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Ici la vieille diligence poussa un long soupir; puis elle reprit:
"Ah! monsieur Tartarin, que je le regrette, mon beau Tarascon!
C'etait alors le bon temps pour moi, le temps de la jeunesse!
il fallait me voir partir le matin, lavee a grande eau et
[5]toute luisante avec mes roues vernissees a neuf, mes lanternes
qui semblaient deux soleils et ma bache toujours frottee d'huile!
C'est ca qui etait beau quand le postillon faisait claquer son
fouet sur l'air de: _Lagadigadeou, la Tarasque! la Tarasque!_
et que le conducteur, son piston en bandouliere, sa casquette
[10]brodee sur l'oreille, jetant d'un tour de bras son petit chien,
toujours furieux, sur la bache de l'imperiale, s'elancait lui-meme
la-haut, en criant: "Allume! allume!" Alors mes quatre chevaux
s'ebranlaient au bruit des grelots, des aboiements, des fanfares,
les fenetres s'ouvraient, et tout Tarascon regardait avec
[15]orgueil la diligence detaler sur la grande route royale.
Quelle belle route, monsieur Tartarin, large, bien entretenue,
avec ses bornes kilometriques, ses petits tas de pierres regulierement
espaces, et de droite et de gauche ses jolies plaines
d'oliviers et de vignes.... Puis des auberges tous les dix pas,
[20]des relais toutes les cinq minutes.... Et mes voyageurs,
quelles braves gens! des maires et des cures qui allaient a
Nimes voir leur prefet ou leur eveque, de bons taffetassiers qui
revenaient du _mazet_ bien honnetement, des collegiens en vacances,
des paysans en blouse brodee tout frais rases du matin, et la-haut,
[25]sur l'imperiale, vous tous, messieurs les chasseurs de casquettes,
qui etiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiez si bien
chacun _la votre_, le soir, aux etoiles, en revenant!...
Maintenant c'est une autre histoire.... Dieu sait les gens
que je charrie! un tas de mecreants venus je ne sais d'ou, qui
[30]me remplissent de vermine, des negres, des Bedouins, des soudards,
des aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles
qui m'empestent de leurs pipes, et tout cela parlant un langage
auquel Dieu le pere ne comprendrait rien.... Et puis vous
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voyez comme on me traite! Jamais brossee, ja
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