et cela le faisait horriblement
souffrir.
Ah! la grande gamelle de la popularite, il fait bon s'asseoir
devant, mais quel echaudement quand elle se renverse!...
En depit de sa souffrance, Tartarin souriait et menait paisiblement
[30]sa meme vie, comme si de rien n'etait.
Quelquefois cependant ce masque de joyeuse insouciance,
qu'il s'etait par fierte colle sur le visage, se detachait subitement.
Alors, au lieu du rire, on voyait l'indignation et la douleur....
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C'est ainsi qu'un matin que les petits decrotteurs chantaient
sous ses fenetres: _Lou fusiou de mestre Gervai_, les voix de ces
miserables arriverent jusqu'a la chambre du pauvre grand homme
en train de se raser devant sa glace. (Tartarin portait toute sa
[5]barbe, mais, comme elle venait trop forte, il etait oblige de la
surveiller.)
Tout a coup la fenetre s'ouvrit violemment et Tartarin apparut
en chemise, en serre-tete, barbouille de bon savon blanc,
brandissant son rasoir et sa savonnette, et criant d'une voix
[10]formidable:
"Des coups d'epee, messieurs, des coups d'epee!... Mais
pas de coups d'epingle!"
Belles paroles dignes de l'histoire, qui n'avaient que le tort de
s'adresser a ces petits _fouchtras_, hauts comme leurs boites a
[15]cirage, et gentilhommes tout a fait incapables de tenir une epee!
XII
_De ce qui fut dit dans la petite maison du baobab_.
Au milieu de la defection generale, l'armee seule tenait bon
pour Tartarin.
Le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement,
continuait a lui marquer la meme estime: "C'est un lapin!"
[20]s'entetait-il a dire, et cette affirmation valait bien, j'imagine,
Celle du pharmacien Bezuquet.... Pas une fois le brave commandant
n'avait fait allusion au voyage en Afrique; pourtant, quand
la clameur publique devint trop forte, il se decida a parler.
Un soir, le malheureux Tartarin etait seul dans son cabinet,
[25]pensant a des choses tristes, quand il vit entrer le commandant,
grave, gante de noir, boutonne jusqu'aux oreilles.
"Tartarin," fit l'ancien capitaine avec autorite, "Tartarin, il
faut partir!" Et il restait debout dans l'encadrement de la porte,
--rigide et grand comme le devoir.
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Tout ce qu'il y avait dans ce "Tartarin, il faut partir!" Tartarin
de Tarascon le comprit.
Tres pale, il se leva, regarda autour de lui d'un oeil attendri ce
joli cabinet, bien clos, plein de chaleur et de lumiere douce, ce
[5]large fauteuil si commode, ses
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