dera,
ce vieux bon Dieu. Quand il fera chaud, bien chaud, peut-etre que je
serai vaillante encore une fois.
Je vous embrasse maternellement, comme toujours.
[1] Apres avoir recu son opuscule intitule _Libre Examen, apologie
d'un incredule_.
DCXXXVI
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 9 mai 1867.
Cher ami,
Je vas bien, je travaille, j'acheve _Cadio_. Il fait chaud, je vis, je
suis calme et triste, je ne sais guere pourquoi. Dans cette existence si
unie, si tranquille et si douce que j'ai ici, je suis dans un element
qui me debilite moralement en me fortifiant au physique; et je tombe
dans des spleens de miel et de roses qui n'en sont pas moins des
spleens. Il me, semble que tous ceux que j'ai aimes m'oublient et que
c'est justice, puisque je vis en egoiste, sans avoir rien a faire pour
eux.
J'ai vecu de devouements formidables qui m'ecrasaient, qui depassaient
mes forces et que je maudissais souvent. Et il se trouve que, n'en ayant
plus a exercer, je m'ennuie d'etre bien. Si la race humaine allait tres
bien ou tres mal, on se rattacherait a un interet general, on vivrait
d'une idee, illusion ou sagesse. Mais tu vois ou en sont les esprits,
toi qui tempetes avec energie contre les trembleurs. Cela se dissipe,
dis-tu? mais c'est pour recommencer! Qu'est-ce que c'est, qu'une societe
qui se paralyse au beau milieu de son expansion, parce que demain peut
amener un orage? Jamais la pensee du danger n'a produit de pareilles
demoralisations. Est-ce que nous sommes dechus a ce point qu'il faille
nous prier de manger en nous jurant que rien ne viendra troubler notre
digestion? Oui, c'est bete, c'est honteux. Est-ce le resultat du
bien-etre, et la civilisation va-t-elle nous pousser a cet egoisme
maladif et lache?
Mon optimisme a recu une rude atteinte dans ces derniers temps. Je me
faisais une joie, un courage a l'idee de te voir ici. C'etait comme une
guerison que je mijotais; mais te voila inquiet de ta chere vieille
mere, et certes je n'ai pas a reclamer.
Enfin, si je peux, avant ton depart pour Paris, finir le _Cadio_ auquel
je suis attelee sous peine de n'avoir plus de quoi payer mon tabac et
mes souliers, j'irai t'embrasser avec Maurice. Sinon, je t'espererai
pour le milieu de l'ete. Mes enfants, tout deconfits de ce retard,
veulent t'esperer aussi, et nous le desirons d'autant plus que ce sera
signe de bonne sante pour la chere maman.
Maurice s'est
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