ins resumait-il l'opinion moyenne des gens de
lettres autorises dans une phrase qui me troublait par un melange de
justesse et d'injustice. "Cet adolescent, disait le critique des_
Debats, _cet adolescent, si merveilleusement doue pour le style, a
trouve le moule de phrases le plus savoureux et le plus plaisant; par
malheur, il s'est egare dans son propre dandysme et il lui est arrive,
ce qui n'est pas rare, qu'il n'a plus su lui-meme si ce qu'il disait
etait serieux ou non. C'est un melange extraordinaire de sincerite naive
et d'ironie tres serree.... Il a voulu prendre le monde pour jouet et il
est lui-meme le jouet de sa cadence verbale. Il n'est pas du tout sur de
lui sous son air imperturbable_....[1]"
_Je l'ai dit ailleurs deja_[2], _je n allai point droit sur la verite
comme une fleche sur la cible. L'oiseau plane d'abord et s'oriente; les
arbres pour s'elever etagent leurs ramures; toute pensee procede par
etapes. Je vivais dans une crise perpetuelle; ma pensee etait, que dis-je!
elle est encore une chose vivante, la forme de mon ame. Qu'est-ce que mon
oeuvre? Ma personne toute vive emprisonnee. La cage en fer d'une des betes
du Jardin des Plantes_.
_A la date ou j'ecris cette preface, je viens d'entreprendre les_
Bastions de l'Est: _ils ne sont en moi qu'une vaste sensibilite. Qu'en
tirera ma raison? En 1890, au lendemain de l'_ Homme libre, _je sentais
mon abondance, je ne me possedais pas comme un etre intelligible et
cerne. C'est la regle de toute production artistique. L'on ne delibere
guere sur les ouvrages qu'on_ _ecrira; on se surprend a les avoir deja
vecus, quand on se demande si on les approuve. C'est par plenitude, par
necessite et de la maniere la plus irreflechie que se produisent les
germes qui, bien soignes, deviendront de grandes oeuvres droites.
Magnifique geste d'une mere qui prend son fils aux mains de
l'accoucheuse et le regarde. Elle l'a mis au monde et ne le connait
point._
_Mais pourquoi chercher tant de raisons a ce refus de me comprendre que
j'ai subi durant douze annees? C'est bien simple: nous ne conquerons
jamais ceux qui nous precedent dans la vie. En vain nous pretent-ils du
talent, nous ne pouvons pas les emouvoir. A vingt ans, une fois pour
toutes, ils se sont choisi leurs poetes et leurs philosophes. Un
ecrivain ne se cree un public serieux que parmi les gens de son age ou,
mieux encore, parmi ceux qui le suivent_.
_Les jeunes gens me dedommageaient. Ils se repetaient la
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