, moralement, je suis bien
sombre dans le secret de mon coeur. Je tache de ne pas penser, j'aurais
peur de devenir l'ennemi ou tout au moins le contempteur du genre
humain, que j'ai tant aime, que j'ai oublie de m'aimer moi-meme. Mais je
ne me laisse point aller, je ne veux pas perdre la foi, je la demande a
Dieu, et il me la conservera.
D'ailleurs, vous etes la, dans mon coeur, vous, Barbes et deux ou trois
autres moins illustres, mais saints aussi, mais croyants et purs de
toutes les miseres et de toutes les mechancetes de ce siecle. Donc, la
verite est incarnee quelque part; donc, elle n'est pas hors de la portee
de l'homme, et un bon prouve plus que cent mille mauvais.
Oui, je vous ecrirai longuement; mais, ce soir, je me hate de fermer ma
lettre pour qu'elle parte. Je veux que vous sachiez que je suis plus
occupee de vous que de tout au monde. Ecrivez-moi aussi. Ce n'est pas
vous qui avez besoin de courage, c'est moi.
Bonsoir! je vous aime; Maurice et Borie aussi, soyez-en sur.
CCCV
M. ARMAND BARBES, A DOULLENS
Nohant, 21 septembre 1840.
Mon ami,
Je trouve enfin une occasion pour vous ecrire. Elle se presente a moi;
car, loin de tout comme je suis, et n'osant guere me fier a la poste, je
ne sais souvent a qui m'adresser pour parler a ceux que j'aime.
Mais je n'ai pas passe un jour, presque pas une heure, sans penser a
vous. Toujours, vous et Mazzini, vous etes dans ma pensee comme les
martyrs heroiques de ces tristes temps. A vous deux, il n'y a pas
l'ombre d'un reproche a faire. En vous deux, il n'y a pas une tache. Je
crois toujours, je crois fermement que les revolutions ne se feront
plus ni profondes ni durables tant qu'il n'y aura pas a leur sommet des
hommes d'une vertu sans bornes et d'une profonde modestie de coeur.
Les peuples sont blases sur les hommes de talent, d'eloquence et
d'invention. On les ecoute parce qu'ils amusent; le peuple francais
surtout, eminemment artiste, se passionne pour eux a la legere. Mais
cette passion ne va pas jusqu'au devouement, jusqu'au sacrifice de
soi-meme. Le devouement seul commande le devouement, et il est plus rare
encore aujourd'hui chez les chefs de parti que chez le peuple. Le jour
viendra, n'en doutez pas! Gardez-vous pour ce jour-la. Votre force
morale vous fera triompher de la mort lente qu'on voudrait vous donner.
On ne tue pas les hommes comme vous, on ne les use pas, parce qu'on ne
peut les irriter. J
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