s.
Cet art, ou les mots precedent et determinent obscurement les idees, est
anormal. Car il est l'exces et le contraire meme de la faculte du
langage. Le mot, qui, selon les linguistes allemands (Steinthal,
Geiger), est a l'idee ce que le cri est a l'emotion, ne peut constituer
l'antecedent de l'idee, que lorsque le langage, enormement developpe par
des genies verbaux de premier ordre, devient quelque chose que l'on
apprend, que l'on emmagasine, et non un mince bagage traditionnel, qu'il
faut utiliser et augmenter selon ses besoins. Or que l'on se rappelle
que Flaubert vecut au declin du romantisme, qu'il put absorber et
absorba en effet l'enorme vocabulaire du plus grand genie verbal de tous
les temps, qu'il admira Hugo avec la ferveur d'un disciple et d'un
semblable[2]. Evidemment, l'esprit surcharge par ces acquisitions, il
ne put se borner a etudier et a decrire la vie moderne pour laquelle le
vocabulaire lyrique du grand poete n'est point fait, est trop riche et
reste en partie sans emploi. Il lui fallut Carthage, les hymnes a Tanit,
les lions crucifies, les temples, le desert, le siege, les somptuosites
barbares d'une epoque, que, lointaine, il put se figurer grandiose. Et
ce besoin le poursuivit toute sa vie, l'arrachant sans cesse au roman
moderne qui ne representait de ses facultes que quelques-unes, se
satisfaisant, s'irritant de nouveau, et croissant sans cesse, de son
noviciat artistique a sa mort.
Comme toute tendance anormale, cette phrasiomanie de Flaubert portait en
elle des menaces de destruction. Se bornant de plus en plus a elaborer
reiterement la sorte de periode qui l'enthousiasmait, frappant
perpetuellement comme un balancier la meme medaille, et la jetant d'un
mouvement continu a cote de celle precedemment issue du coin, Flaubert
perdit le sentiment et la faculte de la liaison, associa en livres
presque diffus de laches chapitres, et ne sut maintenir la cohesion et
le mouvement de sa pensee au-dela de brefs paragraphes. Cette
disposition latente, contenue, reduite encore a une faible intensite et
coercible par d'autres, constitue visiblement la premiere phase de
l'incoherence des maniaques, et n'en differe que quantitativement, comme
se distinguent toujours les fonctions anormales chez les "geniaux", de
celles chez leurs congeneres nevropathes. Que l'on compare en effet ce
passage d'une lettre d'un aliene, citee par Morel, _Traite des maladies
mentales_ (p. 430):
"Lorsque le cholera a eclate
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