se a moi ... A quoi bon avoir des idees
pour n'avoir personne a qui les dire? a quoi bon avoir du talent s'il
n'y a pas en ce monde une personne a l'estime de laquelle je tiens plus
qu'a tout le reste? a quoi bon avoir de l'esprit avec des gens qui ne
me comprendront pas?
On laisse tout aller; on a eprouve des deceptions, on en eprouve tous
les jours de nouvelles; on a vu que rien en ce monde n'etait durable,
qu'on ne pouvait compter absolument sur rien: on nie tout. On a les
nerfs detendus, on ne pense plus que faiblement, le moi s'amoindrit a
tel point que, lorsqu'on est seul, on est quelquefois a se demander si
l'on veille ou si l'on dort. L'imagination s'arrete; donc, plus de
chateaux en Espagne. Autant vaut dire plus d'esperance. On tombe dans la
bravade, on parle cavalierement de bien des choses dont on rit beaucoup
quand on n'en pleure pas.
On n'aime rien, et pourtant on etait fait pour tout aimer: on ne croit
a rien et on pourrait peut-etre encore bien croire a tout; on etait bon
a tout et on n'est bon a rien.
Avoir en soi une exuberance de facultes et sentir que l'on avorte, une
excroissance de sensibilite, un excedent de sentiments, et ne savoir
qu'en faire, c'est atroce! la vie, dans de telles conditions, est une
souffrance de tous les jours: souffrance dont certains plaisirs peuvent
vous distraire un instant (votre ecuyere de cirque, l'odalisque Aziyade
et autres cocottes turques); mais c'est toujours pour retomber de
nouveau, et plus contusionne que jamais.
Voila votre profession de foi expliquee, developpee, et considerablement
augmentee par le drole de type qui vous ecrit.
La conclusion de ce long galimatias peu intelligible, la voici: je vous
porte un tres vif interet, moins peut-etre a cause de ce que vous etes,
que pour ce que je sens que vous pourriez devenir.
Pourquoi avez-vous pris comme derivatif a votre douleur la culture des
muscles, qui tuera en vous ce qui seul peut vous sauver? Vous etes
clown, acrobate et bon tireur; il eut mieux valu etre un grand artiste,
mon cher Loti.
Je voudrais d'ailleurs vous penetrer de cette idee en laquelle j'ai foi
: il n'y a pas de douleur morale qui n'ait son remede. C'est a notre
raison de le trouver et de l'appliquer suivant la nature du mal et le
temperament du sujet.
Le desespoir est un etat completement anormal; c'est une maladie aussi
guerissable que beaucoup d'autres; son remede naturel est le temps. Si
malheureux que vous soyez, faites e
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