de longues heures.
Par-ci, par-la, des groupes de musulmans, eparpilles sur l'immense
place, fument en causant, et goutent avec nonchalance les charmes d'une
soiree de printemps.
Le ciel est redevenu calme et sans nuages; j'aime ce lieu, j'aime cette
vie d'Orient, j'ai peine a me figurer qu'elle est finie et que je vais
partir.
Je regarde ce vieux portique noir, la-bas, et cette rue deserte qui
s'enfonce dans un bas-fond sombre. C'est la qu'elle habite, et, en
m'avancant de quelques pas, je verrais encore sa demeure.
Achmet a suivi mon regard et m'examine avec inquietude: il a devine ce
que je pense, et compris ce que je veux faire.
--Ah! dit-il, Loti, aie pitie d'elle si tu l'aimes! Tu lui as dit
adieu; a present, laisse-la!
Mais j'avais resolu de la voir, et j'etais sans force contre moi-meme.
Achmet plaida avec larmes la cause de la raison, la cause meme du simple
bon sens: Abeddin etait la, le vieil Abeddin, son maitre, et toute
tentative pour la voir devenait insensee.
--D'ailleurs, disait-il, si meme elle sortait, tu n'as plus de maison
pour la recevoir. Ou trouverais-tu, Loti, dans Stamboul, l'hospitalite
pour toi et la femme d'un autre? Si elle te voit ou si les femmes lui
disent que tu es la, elle se perdra comme une folle, et, demain, tu la
laisseras dans la rue. Cela t'est egal, a toi qui vas partir; mais,
Loti, si tu fais cela, je te deteste et tu n'as pas de coeur.
Achmet baissa la tete, et se mit a frapper du pied contre le sol, parti
qu'il avait coutume de prendre quand ma volonte dominait la sienne.
Je le laissai faire, et je me dirigeai vers le portique.
Je m'adossai contre un pilier, plongeant les yeux dans la rue sombre et
deserte: on eut dit la rue d'une ville morte.
Pas une fenetre ouverte, pas un passant, pas un bruit; seulement, de
l'herbe croissant entre les pierres, et, gisant sur le pave, deux
carcasses dessechees de chiens morts.
C'etait un quartier aristocratique: les vieilles maisons, baties en
planches de nuances foncees, decelaient une opulence mysterieuse; des
balcons fermes, des shaknisirs en grande saillie, debordant sur la rue
triste; derriere les grilles de fer, des treillages discrets en lattes
de frene, sur lesquels des artistes d'autrefois avaient peint des arbres
et des oiseaux. Toutes les fenetres de Stamboul sont peintes et fermees
de cette maniere.
Dans les villes d'Occident, la vie du dedans se devine au-dehors; les
passants, par l'ouverture des r
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