qui sont a moi; je l'aimerai encore au-dela de la jeunesse, au-dela du
charme des sens, dans l'avenir mysterieux qui nous apportera la
vieillesse et la mort.
Ce calme de la mer, ce ciel pale de mars me serrent le coeur. Je souffre
bien, mon Dieu; c'est une angoisse comme si je l'avais vue mourir.
J'embrasse ce qui me vient d'elle; je voudrais pleurer, et je ne le puis
meme pas.
Elle est a cette heure dans son harem, ma bien-aimee, dans quelque
appartement de cette demeure si sombre et si grillee, etendue, sans
paroles et sans larmes, aneantie, a l'approche de la nuit.
Achmet est reste, nous suivant des yeux, assis sur le quai de
Foundoucli; je l'ai perdu de vue en meme temps que ce coin familier de
Constantinople, ou, chaque soir, Samuel ou lui venaient m'attendre.
Lui aussi pense que je ne reviendrai plus.
Pauvre petit ami Achmet, je l'aimais bien, celui-la encore; son amitie
m'etait douce et bienfaisante.
C'est fini de l'Orient, le reve est acheve. La patrie est devant nous;
dans ce paisible petit Brightbury la-bas, on m'attend avec bonheur. Moi
aussi, je les aime tous, mais qu'il est triste ce foyer qui m'attend.
Je revois ce nid, cheri pourtant, ou s'est passee mon enfance, les vieux
murs et le lierre, le ciel gris du Yorkshire, les vieux toits, la mousse
et les tilleuls, temoins d'autrefois, temoins des premiers reves et du
bonheur que rien dans le monde ne peut plus me rendre.
Souvent deja j'y suis revenu, au foyer, le coeur tourmente et dechire;
j'y ai rapporte bien des passions, bien des esperances, toujours
brisees; il est rempli de poignants souvenirs, son calme beni n'a plus
sur moi son action salutaire; j'etoufferai la, maintenant, comme une
plante privee de soleil ...
XXVIII
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury, avril 1877.
Cher frere aime, je veux, moi aussi, te souhaiter la bienvenue dans
notre pays. Fasse Celui auquel je me confie que tu t'y trouves bien et
que notre tendresse adoucisse tes peines! Il me semble que nous ne
negligerons rien pour cela, nous sommes pleins de la joie de ton retour.
Je fais souvent la reflexion qu'alors qu'on est si aime, si cheri, et
qu'on est l'affection et la pensee dominante de tant de coeurs, il n'y a
point de quoi se croire une vie _maudite_ et desheritee dans ce monde.
Je t'ai ecrit a Constantinople une longue lettre que tu ne recevras sans
doute jamais. Je te disais combien je prenais part a tes peines, a tes
douleurs meme. Va, j'ai plu
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