a notre Annette, je vous sens loin toutes
les deux quand j'aurais tant besoin que vous fussiez pres de moi.
"C'est extraordinaire comme je vous sens loin et comme vous me
manquez. Jamais, meme aux jours ou j'etais jeune, vous ne m'avez ete
_tout_, comme en ce moment. J'ai pressenti depuis quelque temps cette
crise, qui doit etre un coup de soleil de l'ete de la Saint-Martin.
Ce que j'eprouve est meme si bizarre, que je veux vous le raconter.
Figurez-vous que, depuis votre absence, je ne peux plus me promener.
Autrefois, et meme pendant les mois derniers, j'aimais beaucoup m'en
aller tout seul par les rues en flanant, distrait par les gens et les
choses, goutant la joie de voir et le plaisir de battre le pave d'un
pied joyeux. J'allais devant moi sans savoir ou, pour marcher, pour
respirer, pour revasser. Maintenant je ne peux plus. Des que je
descends dans la rue, une angoisse m'oppresse, une peur d'aveugle qui
a lache son chien. Je deviens inquiet exactement comme un voyageur qui
a perdu la trace d'un sentier dans un bois, et il faut que je rentre.
Paris me semble vide, affreux, troublant. Je me demande: "Ou vais-je
aller?" Je me reponds: "Nulle part, puisque je me promene." Eh bien,
je ne peux pas, je ne peux plus me promener sans but. La seule pensee
de marcher devant moi m'ecrase de fatigue et m'accable d'ennui. Alors
je vais trainer ma melancolie au Cercle.
"Et savez-vous pourquoi? Uniquement parce que vous n'etes plus ici.
J'en suis certain. Lorsque je vous sais a Paris, il n'y a plus de
promenade inutile, puisqu'il est possible que je vous rencontre sur
le premier trottoir venu. Je peux aller partout parce que vous pouvez
etre partout. Si je ne vous apercois point, je puis au moins trouver
Annette qui est une emanation de vous. Vous me mettez, l'une
et l'autre, de l'esperance plein les rues, l'esperance de vous
reconnaitre, soit que vous veniez de loin vers moi, soit que je vous
devine en vous suivant. Et alors la ville me devient charmante, et les
femmes dont la tournure ressemble a la votre agitent mon coeur de tout
le mouvement des rues, entretiennent mon attente, occupent mes yeux,
me donnent une sorte d'appetit de vous voir.
"Vous allez me trouver bien egoiste, ma pauvre amie, moi qui vous
parle ainsi de ma solitude de vieux pigeon roucoulant, alors que
vous pleurez des larmes si douloureuses. Pardonnez-moi, je suis tant
habitue a etre gate par vous, que je crie: "Au secours" quand je ne
vous ai plus.
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