s. Je resistai avec douceur a ses remontrances. Je savais
son respect pour la liberte d'autrui, son aversion pour les paroles
inutiles, et ce fonds d'insouciance ou d'optimisme qui part d'une grande
candeur et d'une sincere bonte.
Vous me demanderez maintenant pourquoi, aux premiers jours de notre
connaissance, je vous ai fait mystere d'une chose aussi simple que ma
predilection pour cet art; la raison est tout aussi simple que le fait:
vous m'eussiez demande a voir mes essais; je les savais detestables,
bien qu'ils eussent fait l'admiration de la Marion et du maitre d'ecole
de mon village. Vous m'auriez dit que j'etais insense, ou si vous ne
me l'eussiez pas dit, je l'aurais lu dans vos yeux. Or, je n'ai pas
en moi-meme une foi assez robuste pour lutter contre les critiques de
l'amitie. Celles du premier venu me sont indifferentes. Les votres
m'eussent fait douter doublement, et c'est bien assez d'avoir a douter
seul.
A mon age, c'est-a-dire a l'age que j'avais alors, et neglige comme
je l'avais ete, on ne sait pas defendre sa conviction. On la sent, on
manque d'expressions et de preuves pour la formuler et la maintenir. On
l'aime parce que, revelation ou chimere, elle vous a rendu heureux; on
la garde en soi avec terreur, comme le secret d'un premier amour. C'est
une fleur precieuse qu'un souffle de dedain, un sourire de raillerie
peut fletrir.
Cette crainte est encore en moi, elle est encore fondee, et, si je n'ai
pas voulu vous faire juge de mes essais, ne croyez pas que ce soit par
exces de vanite. Non! Je me suis examine sous ce rapport-la; je me suis
tate le coeur et la tete avec impartialite. J'ai reconnu que, si je ne
suis pas un sage, du moins je ne suis pas un fou. Il faudrait l'etre
pour me persuader que j'ai deja du talent; et ce qui me rassure, c'est
que je suis bien certain de n'en point avoir encore. Ce que j'aime dans
mon secret, ce n'est donc pas moi, c'est l'art en lui-meme et pour
lui-meme. C'est mon esperance, que je veux garder encore vierge de toute
atteinte, de toute reflexion, de tout regard. Il me semble qu'avec tant
de respect pour mon ideal, je ne cours pas le risque de m'egarer, et
que, le jour ou je vous dirai: "Voila ce que je sais faire pour exprimer
ma pensee," j'aurai veritablement conscience d'un succes relatif a mes
forces; je ne dis pas a mes aspirations; ceci, je crois, ne peut jamais
etre atteint par personne.
IV
Marseille, le 12 mars 185...
Me voila en route, mon
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