seul, si tu veux, car je te
promets le secret, si tu l'exiges, une relation detaillee de ton voyage,
de tes impressions, quelles qu'elles soient, et meme de tes aventures,
s'il t'arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus
de huit jours.
--Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer a
m'examiner dans le detail de la vie et a me rendre compte de ma propre
existence.
--Precisement. Je trouve que, sous l'empire de certaines resolutions
prises a des intervalles assez eloignes et rigidement observees, tu
oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpetuelle qui te prive
des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de
tes vrais besoins et de tes legitimes aspirations, ta arriveras
insensiblement a des formules plus sages.
--Vous me trouvez donc fou?
--C'est l'etre toujours que de ne l'etre jamais un peu.
--Je ferai ce que vous m'ordonnerez. Cela me sera peut-etre bon; mais,
si, a force de caresser mes propres pensees, j'allais devenir plus fou
que vous ne souhaitez?
--Je t'indique a la fois l'excitant et le calmant: la reflexion!
Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de pere a
enfant qu'il pouvait accepter de moi. Il refusa, m'embrassa et partit.
Huit jours apres, je recus de lui une assez longue lettre, qui etait
comme la preface de son journal, et que je transcrirai presque
litteralement, ainsi que la suite de ce travail sur lui meme, auquel je
l'avais decide a se livrer.
III
JOURNAL DE JEAN VALREG
Commune de Mers, 10 fevrier 183*...
Me voici a mon poste, je commence: non pas encore une relation de ce
qui m'arrive, car je suis bien sur qu'ici rien ne m'arrivera qui merite
d'etre rapporte, mais un resume de certaines choses de ma vie que je
n'ai pas su vous dire quand vous me les demandiez.
D'abord, vous vouliez savoir pourquoi, n'ayant jamais ete rudoye ou
maltraite en aucune facon, j'avais ce caractere reserve, cette aversion
a parler de moi aux autres, cette difficulte a m'occuper moi-meme
de moi-meme. Je n'en savais rien. Je m'en rends peut-etre compte
maintenant.
Mon oncle l'abbe Valreg n'est pas du tout spirituel ni mechant, ce
qui ne l'empeche pas d'etre excessivement railleur. C'est une nature
excellente, rude et enjouee. Il est si positif, que tout ce qui echappe
a son appreciation etroite et rapide lui est sujet de doute et de
persiflage. Il a pris ce tour d'esprit, non-seulement en lui-meme, mai
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