s a bout de reculer toute explication
jusque vers neuf heures moins un quart, et je compte l'amener ainsi,
avec un quart d'heure de dispute chaque soir, a s'habituer, sans
secousse trop vive, a ma diabolique resolution.
Vous allez croire comme lui, peut-etre, que j'ai quelque folie en tete,
quelque projet de Sardanapale a l'endroit de mon capital de vingt mille
francs. Il n'en est rien pourtant. Je n'ai d'autre projet que celui
d'aller devant moi, et de ne pas me sentir esclave d'une situation
consacree par un serment.
03 fevrier
Mon oncle realise mes previsions. Il s'habitue a mes volontes
d'independance, et se rassure un peu en me voyant raisonnable
d'ailleurs. Puisque j'etais en train de recapituler mon passe pour vous,
il faut que je continue et que je vous raconte comment m'est venu
ce gout de la peinture sur lequel je n'ai pas ose vous donner les
explications que vous me demandiez.
Ici ma jeunesse se passait dans la solitude au sein de la nature. Je ne
faisais que lire et rever. Tout a coup j'eus vaguement la conscience
d'une jouissance infiniment plus douce qui s'emparait de moi. C'etait
celle de _voir_, bien plus soutenue, bien plus facile en moi que celle
de _penser_. Les premieres revelations de cette jouissance me vinrent un
jour au coucher du soleil, dans une prairie bordee de grands arbres, ou
les masses de lumiere chaude et d'ombre transparente prirent tout a coup
un aspect enchante. J'avais environ seize ans. Je me demandai pourquoi
cet endroit, que j'avais parcouru cent fois avec indifference ou
preoccupation, etait, ce jour-la et dans ce moment-la, inonde d'un
charme si etrange et si nouveau pour moi.
Je fus quelques jours sans m'en rendre compte. Occupe jusqu'a midi
au presbytere par quelques devoirs, c'est-a-dire quelques themes ou
extraits que mon oncle me donnait regulierement chaque matin, et que,
regulierement chaque soir, il oubliait d'examiner, je ne pouvais voir
l'effet du soleil levant. Je cherchais tout le long du jour, en lisant
dans la prairie, a batons rompus, le prestige qui m'avait ebloui. Je
ne le retrouvais qu'au moment ou l'astre s'abaissait vers la cime des
collines, et quand les grandes ombres veloutees des masses de vegetation
rayaient l'or de la prairie etincelante. C'est l'heure que les peintres
appellent l'heure de l'_effet_. Elle me faisait battre le coeur comme
l'arrivee d'une personne aimee ou d'un evenement extraordinaire. Dans
ce moment-la, tout devenait beau san
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