e parler la ville, nos chevaux descendent la
rampe de la colline, et voici que notre break traverse la grande rue au
milieu du silence et de la solitude. On dirait que la ville d'Eu dort
depuis cent ans. L'hotel ou nous descendons a eteint ses fourneaux. En
demandant a dejeuner au malheureux aubergiste, nous l'embarrassons
visiblement.
Aussi bien la ville d'Eu a-t-elle peu d'attraits pour retenir les
visiteurs, aujourd'hui que le chateau et le parc sont fermes. On ne se
promene plus sous les hetres plantes pour les Guises. Le parc, autrefois
ouvert au public les jeudis et les dimanches, est interdit a tous les
promeneurs. On ne visite plus le chateau. Il faut se contenter d'en voir
la facade, a travers la grille de la cour. Cette facade, de brique et de
pierre, ne doit qu'a la hauteur de ses toits son aspect monumental. Elle
est plate, lourde et vulgaire. Ainsi la concut Fontaine, qui restaura le
chateau pour le duc d'Orleans en 1821.
Fontaine avait d'ordinaire peu de respect pour les oeuvres des vieux
maitres macons. Il jugea que les facades du chateau d'Eu etaient faites
sans methode et, comme il le dit lui-meme, il les rectifia. Il les
rectifia si bien que le chateau a maintenant l'air d'une caserne.
Nos gouts sont bien changes depuis le temps de Percier et de Fontaine.
Un chateau n'est jamais assez vieux pour nous, mais l'architecte n'a pas
moins d'occasions que jadis de pratiquer son art funeste. Autrefois, il
demolissait pour rajeunir; maintenant, il demolit pour vieillir. On
remet le monument dans l'etat ou il etait a son origine. On fait mieux:
on le remet dans l'etat ou il aurait du etre.
C'est une question de savoir si Viollet-le-Duc et ses disciples n'ont
point accumule plus de ruines en un petit nombre d'annees, par art et
methode, que n'avaient fait, par haine ou mepris, durant plusieurs
siecles, les princes et les peuples, degoutes a l'envi des vestiges d'un
passe qui leur semblait barbare. C'est une question de savoir si nos
eglises du moyen age n'eurent pas a souffrir aussi cruellement du zele
indiscret des nouveaux architectes que de cette longue indifference qui
les laissait vieillir tranquilles. Viollet-le-Duc obeissait a une idee
vraiment inhumaine quand il se proposait de ramener un chateau ou une
cathedrale a un plan primitif qui avait ete modifie dans le cours des
ages ou qui, le plus souvent, n'avait jamais ete suivi. L'effort en
etait cruel. Il allait jusqu'a sacrifier des oeuvres venerab
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