terre pour couvrir leur malheureux
corps. C'est une ame en peine. Il avait accompagne Ulysse dans ses
voyages, et il etait encore aupres de lui dans l'ile d'Ea. Se trouvant
la nuit sur le toit plat de la maison de Circe, il en tomba par megarde,
et il se rompit le cou dans sa chute. On ne le regretta point parce que
c'etait un maladroit et un ivrogne. Ulysse, qui avait laisse son
compagnon sur la place ou il etait tombe, fut tres etonne de le voir
chez les Cimmeriens; il lui en temoigna sa surprise.
"Comment, lui dit-il, cheminant a pied sous terre, es-tu arrive plus
vite que moi avec mon vaisseau?"
Aristarque tenait cette question pour inepte. M. Alexis Pierron, editeur
d'Homere, affirme qu'elle est naive, mais non point inepte. Elle etait
peut-etre embarrassante, car Elpenor n'y repondit point. Il supplia en
gemissant Ulysse de lui accorder les honneurs de la sepulture:
"Quand tu retourneras a l'ile d'Ea, ne me laisse point non pleure et non
enseveli; mais brule-moi avec mes armes, et eleve-moi un tertre au bord
de la blanche mer, et plante sur ce tertre la rame avec laquelle,
vivant, je ramais parmi mes compagnons."
Telle est la plainte qu'exhale aux pieds d'Ulysse l'ombre d'Elpenor.
Tant qu'il n'est point enseveli, Elpenor, qui n'a plus de place sur la
terre, n'a pas encore de place chez Hades. Il erre lamentablement entre
les vivants et les morts. C'est peut-etre pourquoi il parle sans avoir
bu le sang. Mais je crois plutot a une interpolation. Cette Nekyia est
rapiecee comme une tapisserie de l'histoire d'Alexandre, pendue sur le
pignon d'une maison de Bruges, aux jours de fete, pendant quatre cents
ans. Elle est ainsi tres plaisante et tres venerable.
La premiere ombre que le heros laisse approcher de la fosse, pour
qu'elle boive le sang et y retrouve la force de sentir et de parler, est
le devin Tiresias qui, aussitot qu'il a bu, recite une prediction dont
le commencement a trait aux voyages du heros, mais dont la derniere
partie, sans doute tiree de quelque chanson tres antique, se rapporte a
des traditions bizarres et pueriles, tout a fait etrangeres a l'Odyssee
et de tout point contraires a l'esprit meme du poeme. Car l'ingenieux
Ulysse, cher a la vierge Athene, y est voue a la destinee des impies et
des maudits, promis au chatiment des Cain et des Ahasverus. Et si le
devin laisse entrevoir la remission finale, les menaces qu'il profere,
s'accordant d'ailleurs avec des legendes qui nous ont ete cons
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