sur la terre molle de ce
rivage plonge dans la nuit eternelle et il s'en est alle sous les hauts
peupliers et les saules steriles de Persephone, jusqu'a l'humide demeure
de Hades. La, pres du rocher ou se rencontrent les deux fleuves
funebres, dans la prairie d'asphodeles, il a creuse avec son epee une
fosse ou il a verse ensuite des libations de miel et de vin aux nombres
descendues sous la terre. Ce n'est pas une curiosite vaine qui l'a
conduit dans ce monde muet ou nul homme vivant n'est entre avant lui. Il
va evoquer dans l'ile tenebreuse des Cimmeriens les ombres errantes des
morts. Il y est venu sur le conseil de la magicienne Circe, pour
demander a l'ombre du devin Tiresias par quel moyen il lui sera donne
enfin de retourner dans Ithaque. Car le vieux chef, qui a vu les
Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, les Lestrygons, les Sirenes, et
qui a partage la couche des deesses et des magiciennes, est devore du
desir de revoir enfin son ile, sa femme et son fils.
Tiresias, qui errait parmi les morts, son baton augural a la main, etait
un personnage extraordinaire; et l'on comprend qu'Ulysse soit alle le
consulter jusque dans l'ile des Cimmeriens. Tiresias n'a point, il est
vrai, dans l'Odyssee, une physionomie bien distincte. Il ressemble, dans
ce poeme, aux magiciens des Mille et une Nuits et a tous les sorciers de
nos contes populaires. Mais il etait fameux parmi les vieux Hellenes
comme Merlin l'Enchanteur chez les Bretons, et, des que l'imagination
des Grecs se delia au sortir de l'enfance, les poetes conterent mille
merveilles de l'antique devin. A les en croire, devenu femme pour avoir
separe de sa baguette deux serpents unis, il reprit ensuite sa premiere
forme; mais le souvenir de sa metamorphose lui donnait une experience
singuliere sur des points delicats. Aveugle, il comprenait le langage
des oiseaux et voyait les choses futures. Il vecut, plein de sagesse,
sept ages d'hommes, malheureux infiniment de vivre et de savoir. Sa
tristesse s'exhala un jour en une plainte sublime:
"O Zeus, pere et roi, s'ecria le vieux devin, pourquoi ne m'as-tu pas
donne une vie plus courte et ma part de l'ignorance humaine? Ce n'est
pas par bienveillance que tu as prolonge ma vie jusqu'au terme de sept
generations mortelles."
Afin de le rendre plus tragique, les poetes nous montrent Tiresias
gardant chez les morts sa science qui lui etait amere. Il va sans dire
qu'on ne trouve pas trace dans le Nekyia d'une melancolie si
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