l laisse voir, par de soudaines echappees, un bleu qui attire
comme l'abime. Je sens en ce moment pourquoi les Bretons aiment la mort.
Ils l'aiment, et l'ame celtique est souvent tentee par elle. Ils la
craignent aussi, car elle est en horreur a tous les etres.
La mort plane sur ces parages, c'est elle qui, passant sur nos tetes
avec le vent de mer, effleure nos cheveux. Tout ce golfe informe qui
s'etend de l'ile d'Ouessant a l'ile de Sein, et qu'on nomme l'Iroise,
est la terreur des gens de mer. Les naufrages y sont ordinaires. Le
Bec-du-Raz, frequente par tout le cabotage qui va de la Manche a
l'Ocean, est particulierement dangereux a cause des brises changeantes
qui viennent du large, des ecueils invisibles, des courants qui
tourbillonnent autour des rochers et des formidables ras de maree qui
frappent la falaise. Les pecheurs bretons chantent en traversant le
chenal du Raz: "Mon Dieu! secourez-moi: ma barque est si petite et la
mer est si grande!"
Les cadavres des naufrages qui ont peri dans l'Iroise sont amenes par le
courant dans la baie des Trepasses. Est-ce pour sa fidelite a deposer
les restes humains sur son sable blanc comme une poussiere d'os que la
baie hospitaliere aux morts a recu son nom funebre? Suivant une
tradition, ces pretres gaulois qui furent plutot des moines, les
druides, etaient embarques apres leur mort sur cette cote pour etre
ensevelis dans l'ile de Sein. Et d'autres traditions, recueillies par le
poete Brizeux, font de ce golfe lugubre le rendez-vous des morts pieux
qui voulaient dormir dans l'ile des Sept-Sommeils.
Autrefois, un esprit venait, d'une voix forte
Appeler, chaque nuit, un pecheur sur sa porte.
Arrive dans la baie, on trouvait un bateau
Si lourd et si charge de morts qu'il faisait eau.
Et pourtant il fallait, malgre vent et maree,
Le mener jusqu'a Sein, jusqu'a l'ile sacree...
Ici l'on conte encore que, sur ce rivage, les ames en peine se promenent
en pleurant, tandis que les ossements des naufrages frappent aux portes
des pecheurs pour demander la sepulture. Et c'est une vive croyance chez
les paysans que, pendant la nuit du deux novembre, au jour fixe par
l'Eglise pour la commemoration des fideles defunts, les ames des
naufrages s'amassent en nuees epaisses sur le rivage de la baie, d'ou
s'eleve une clameur lamentable. Alors les morts, dit-on, reviennent sur
la terre, "plus nombreux que les feuilles qui tombent des arbres, plus
serres que les
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