rassasier de nos tristes pleurs?"
"Et la venerable mere repondit:
"Helas! mon enfant, tel est l'etat des hommes quand ils sont morts: les
nerfs sont prives de chair et d'os, la force du feu les consume aussitot
que 'esprit abandonne les os blancs, et l'ame, comme un songe, flotte,
envolee ..."
Paroles infiniment douces et toutes trempees du lait de la tendresse
humaine! Elles ont ete trouvees par un tres vieux chanteur qui vivait au
bord de la mer "violette", dans un temps ou les hommes n'avaient pas
encore appris a monter a cheval ni a faire bouillir les viandes. Ce
chanteur n'avait jamais vu de figures peintes ni sculptees; les seuls
autels des dieux qu'il connut etaient des steles grossieres dans un bois
sacre. Il etait sans cesse occupe du soin de pourvoir a sa subsistance.
Parmi des hommes qui ne pensaient qu'a manger et a faire la guerre pour
voler des femmes et des trepieds d'airain, il menait une vie plus
miserable que celle d'un menetrier de quelque village d'Auvergne.
Pourtant, il trouva en son ame rude et neuve des accents qui retentiront
a tout jamais dans les coeurs genereux:
"Mon enfant, celle qui est habile a l'arc ne m'a pas tuee de ses
fleches, ni une de ces maladies ne m'est survenue, qui enleve la vie aux
membres par une triste langueur. Mais le regret, le souci de toi et le
souvenir de ta tendresse m'on ote la douce vie."
Ainsi le vieux joueur de phorminx exprima la douleur harmonieuse et se
montra deja Hellene par le sentiment de la beaute, qui est la seule
chose humaine qui ne trompe pas, car elle seule est de l'homme et toute
de l'homme.
Je ferme le vieux recueil des aedes ioniens et j'ouvre le fenetre de la
chambre rustique. Je revois dans la nuit la baie des Trepasses. Tout a
l'heure, j'etais avec l'antique Ulysse, et j'avais a peine change de
monde. Il n'y a pas loin, pour le sentiment, de la Nekyia de l'homeride
aux gwerz des bardes de Breiz-Izel. Toutes les vieilles croyances se
ressemblent par leur simplicite. Ces legendes immemoriales des trepasses
sont restees peu chretiennes dans la chretienne Bretagne. La croyance a
la vie future y est aussi obscure et flottante que dans l'epopee
homerique. Pour l'Armoricain comme pour l'Hellene primitif, les morts
trainent languissamment un reste d'existence. Les deux races croient
egalement que, si les corps ne sont pas rendus a la terre maternelle,
les ombres de ces corps errent en se lamentant et supplient qu'on leur
donne la sepulture.
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