nnait l'avenir? Je ne
puis m'expliquer la-dessus; mais sachez que, quand meme la Cecilia
serait une riche heritiere, paree d'un grand nom, je ne voudrais pas
devenir amoureux d'elle. Ecoutez, Salentini, une grande verite, bien
niaise, un lieu commun: l'amour des mauvaises femmes nous tue; l'amour
des femmes grandes et bonnes les tue. Nous n'aimons beaucoup que ce qui
nous aime peu, et nous aimons mal ce qui nous aime bien. Ma mere est
morte de cela, a quarante ans, apres dix annees de silence et d'agonie.
--C'est donc vrai? je l'avais entendu dire.
--Celui qui l'a tuee vit encore. Je n'ai jamais pu l'amener a se battre
avec moi. Je l'ai insulte atrocement, et lui qui n'est point un lache,
tant s'en faut, il a tout supporte plutot que de lever la main contre
le fils de la Floriani... Aussi je vis comme un reprouve, avec une
vengeance inassouvie qui fait mon supplice, et je n'ai pas le courage
d'assassiner l'assassin de ma mere! Tenez, vous voyez en moi un nouvel
Hamlet, qui ne pose pas la douleur et la folie, mais qui se consume dans
le remords, dans la haine et dans la colere. Et pourtant, vous l'avez
dit, je suis bon: tous les egoistes sont faciles a vivre, tolerants et
doux. Mais je suivrai l'exemple d'Hamlet, je ne briserai point la pale
Ophelia; qu'elle aille dans un cloitre plutot! je suis trop malheureux
pour aimer. Je n'en ai plus le temps ni la force. Et puis Hamlet se
complique en moi de passions encore vivantes; je suis ambitieux,
personnel; l'art, pour moi, n'est qu'une lutte, et la gloire qu'une
vengeance. Mon ennemi avait predit que je ne serais rien, parce que ma
mere m'avait trop gate. Je veux l'ecraser d'un eclatant dementi a la
face du monde. Quant a la Boccaferri, je ne veux pas etre pour elle ce
que cet homme maudit a ete pour ma mere, et je le serais! Voyez-vous,
il y a une fatalite! Les orages et les malheurs qui nous frappent dans
notre enfance s'attachent a nous comme des furies, et, plus nous tachons
de nous en preserver, plus nous sommes entraines, par je ne sais quel
funeste instinct d'imitation, a les reproduire plus tard: le crime est
contagieux. L'injustice et la folie, que j'ai detestees chez l'amant de
ma mere, je les sens s'eveiller en moi des que je commence a aimer une
femme. Je ne veux donc pas aimer, car, si je n'etais pas la victime, je
serais le bourreau.
--Donc vous avez peur aussi, quelquefois et a votre insu, d'etre la
victime? Donc vous etes capable d'aimer?
--Peut-etre;
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