de nous sauver
tous les ans... quelquefois plus souvent. Inepuisable en patience, en
tolerance, en comprehension, en largesse, elle ne meprisa jamais mon
pere, elle ne l'humilia jamais de sa pitie ni de ses reproches. Jamais
ce mot amer et cruel ne sortit de ses levres: "Ce pauvre homme avait
du merite; la misere l'a degrade." Non! la Floriani disait: "Jacopo
Boccaferri aura beau faire, il sera toujours un homme de coeur et de
genie!" Et c'etait vrai; mais, pour comprendre cela, il fallait etre la
pauvre fille de Boccaferri ou la grande artiste Lucrezia.
"Pendant vingt ans, c'est-a-dire depuis le jour ou elle le rencontra
jusqu'a celui ou elle cessa de vivre, elle le traita comme un ami dont
on ne doute point. Elle etait bien sure, au fond du coeur, que ses
bienfaits ne l'enrichiraient pas; et que chaque dette criante qu'elle
acquittait ferait naitre d'autres dettes semblables. Elle continua; elle
ne s'arreta jamais. Mon pere n'avait qu'un mot a lui ecrire, l'argent
arrivait a point, et avec l'argent la consolation, le bienfait de l'ame,
quelques lignes si belles, si bonnes! Je les ai tous conserves comme des
reliques, ces precieux billets. Le dernier disait:
"Courage, mon ami, _cette fois-ci_ la destinee vous sourira, et vos
efforts ne seront pas vains, j'en suis sure. Embrassez pour moi la
Cecilia, et comptez toujours sur votre vieille amie."
"Voyez quelle delicatesse et quelle science de la vie! C'etait bien la
centieme fois qu'elle lui parlait ainsi. Elle l'encourageait toujours;
et, grace a elle, il entreprenait toujours quelque chose. Cela ne durait
point et creusait de nouveaux abimes; mais, sans cela, il serait mort
sur un fumier, et il vit encore, il peut encore se sauver.... Oui, oui,
la Floriani m'a legue son courage.... Sans elle, j'aurais peut-etre
moi-meme doute de mon pere; mais j'ai toujours foi en lui, grace a elle!
Il est vieux, mais il n'est pas fini. Son intelligence et sa fierte
n'ont rien perdu de leur energie. Je ne puis le rendre riche comme il le
faudrait a un homme d'une imagination si feconde et si ardente; mais je
puis le preserver de la misere et de l'abattement. Je ne le laisserai
pas tomber; je suis forte!"
La Boccaferri parlait avec un feu extraordinaire, quoique ce feu fut
encore contenu par une habitude de dignite calme.
Elle se transformait a mes yeux, ou plutot elle me revelait ces tresors
de l'ame que j'avais toujours pressentis en elle. Je pris sa main
tres-franchement cet
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