au fond, qui a connu deja de mortelles tristesses, qui a
beaucoup vecu par la douleur, si la douleur fait vivre, qui a souffert
dans toutes ses affections intimes, qui a ete meurtrie par tous les
liens de la famille; ces liens etaient meme devenus pour elle un
supplice insupportable par la fatalite des circonstances et sans doute
aussi par cette autre fatalite que chacun porte en soi et dont chacun
est l'industrieux et cruel artiste. Elle vient essayer de se refaire a
Paris une existence nouvelle, en dehors de toutes les lois de l'opinion
et de tous les instincts de son sexe. Elle veut mettre la nature
elle-meme dans son jeu et la contraindre a son caprice; elle _virilise_
autant qu'elle peut sa maniere de vivre, son costume, ses gouts, ses
opinions, son talent. Elle va essayer de toutes les doctrines qui
circulent a travers le monde, qui lui font esperer un meilleur avenir
pour l'humanite; elle a toutes les curiosites intellectuelles; elle va
les experimenter sur le vif; elle a l'impatience genereuse et dereglee
du vrai absolu, et ce qu'elle a concu comme vrai, elle n'imagine pas
qu'on puisse l'ajourner un seul instant.
Deja, a vingt-sept ans, que de regions d'idees n'a-t-elle pas explorees,
en les traversant toutes sans se satisfaire et s'arreter dans aucune!
Comme Wilhelm Meister, elle peut compter ses annees d'apprentissage, et
d'un apprentissage si rude! L'_Histoire de ma vie_[1] nous les fera
parcourir, et nous suivrons, dans cet itineraire exact, plus d'un
sentier douloureux. Nous saisirons la, en meme temps, les sources
mysterieuses d'ou jaillit son imagination naissante.
La premiere de ces sources, c'est a son origine meme qu'il faut la
rapporter. George Sand resta toute sa vie dans une dependance assez
etroite des influences qui peserent sur son berceau.
Fille du peuple par sa mere, fille de l'aristocratie par son pere, elle
devait, dit-elle, la plupart de ses instincts a la singularite de sa
position, a sa naissance _a cheval_, comme elle le disait, sur deux
classes, a son amour pour sa mere, contrarie et brise par des prejuges
qui l'ont fait souffrir ayant qu'elle put les comprendre, a son
affection non raisonnee pour son pere, esprit frondeur et romanesque,
qui, dans un intervalle de sa vie militaire, ne sachant que faire de sa
jeunesse, de sa passion, de son ideal, se donne tout entier a un amour
exclusif et disproportionne qui le met en lutte, dans sa propre famille,
contre les principes d'aristocrat
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