s compagnons avaient vue au moins
une fois. Elle etait la premiere aux contes de la veillee, lorsque les
chanvreurs venaient broyer le chanvre a la ferme. Malgre toute la bonne
volonte qu'elle y mit, elle declare qu'elle ne put jamais obtenir la
moindre vision pour son compte; elle ne put reussir a etre completement
dupe d'elle-meme; mais l'ebranlement de l'imagination et des nerfs
persistait; elle en ressentait une sorte de fremissement et de volupte;
toute sa vie elle aima a raviver le plaisir frissonnant que lui
donnaient les emotions de ce genre. De toutes ces inventions rustiques
qu'elle recueillait avidement, de ces visions du soir qu'elle
sollicitait dans la campagne, il y avait juste de quoi troubler un
instant sa cervelle et lui ravir quelques heures de sommeil. Au fond, ce
n'etaient que des materiaux qu'elle amassait dans son magasin d'images;
elle les accumulait dans son incessante reverie, pour l'oeuvre future
dont elle n'avait pourtant aucune idee; elle etait artiste deja et se
dedoublait comme le font les artistes, a la fois auteur et acteur dans
ces petits drames qu'elle se jouait a elle-meme. Plus tard elle
consacra des etudes nombreuses a ce genre de litterature, la litterature
de la peur, qu'elle avait experimentee sur elle-meme, le _Diable aux
champs_, les _Contes d'une grand'mere_, les _Legendes rustiques, le
Drac_, etc., etc. Elle avait fini par se faire, sur ce sujet, une
erudition tres curieuse dont elle s'amusait non sans un peu de frayeur.
L'element fantastique lui semblait etre une des forces de l'esprit
populaire. Elle se plaisait surtout a le saisir chez des populations qui
ne semblent pouvoir reagir que par l'imagination contre la rude misere
de leur vie materielle. Le _Kobold_ en Suede, le _Korigan_ en Bretagne,
le _Follet_ en Berry, l'_Orco_ a Venise, le _Drac_ en Provence, il y a
peu de ses romans d'aventures qui ne garde quelque souvenir de ces noms,
quelque impression de ce genre, et qui ne soit une de ses reveries
d'enfance continuee.
C'est ainsi qu'elle prelude a ce songe d'age d'or, a ce mirage
d'innocence champetre qui la prit des l'enfance et la suivit jusque dans
l'age mur. Malgre ces preoccupations assez sombres, elle n'etait pas
triste pourtant; elle avait ses heures de franche, d'exuberante gaiete.
Sa vie d'enfance et d'adolescence fut une alternative de solitude
recueillie et d'etourdissement complet. Au sortir de ses longues
revasseries, elle se livrait avec une sorte d'ivre
|