subis, depuis que je suis au monde, les plaines calcaires et la petite
vegetation de chez nous avec une amitie reelle, mais tres melancolique.
Mon foie gemit dans cet air mou que nous respirons, et j'y deviens le
boeuf apathique qui travaille sans savoir pour qui et pour quoi. Quand
je peux sortir de la, ce qui est maintenant bien rare, quand je peux
voir des sommets neigeux et des precipices, je change de nature, mon
foie disparait, mon travail s'eclaire en moi-meme et je comprends
pourquoi je suis au monde. Je ne pretends pas expliquer le phenomene,
mais je l'eprouve si subit et si complet, que je ne peux pas le nier.
Et puis j'ai la haine de la propriete territoriale, je m'attache tout au
plus a la maison et au jardin. Le champ, la plaine, la bruyere, tout ce
qui est plat m'assomme, surtout quand ce _plat_ m'appartient, quand je
me dis que c'est a moi, que je suis forcee de l'avoir, de le garder, de
le faire entourer d'epines, et d'en faire sortir le troupeau du
pauvre, sous peine d'etre pauvre a mon tour; ce qui, dans de certaines
situations, entraine inevitablement la deroute de l'honneur et du
devoir.
Donc, je ne tiens pas a ma terre et a mon endroit, et, quand je suis sur
la terre et dans l'endroit des autres, je me sens plus legere et plus
dans ma nature, qui est d'appartenir a la nature, et non au lieu. Comme
je vous sais tres poete, je m'imaginais donc que le grand pays, le
nouveau, la montagne, le parler que l'on ne comprend pas (musique
mysterieuse qui vous jette dans un monde de reveries et vous fait croire
parfois qu'on entend des dialogues et des chants superbes, a la place
des plates realites que l'on entendrait si on comprenait), je me
figurais enfin que tout cela vous etourdirait sur le chagrin des
separations momentanees et sur la vive contrariete de laisser en place
les affaires personnelles, c'est-a-dire les devoirs domestiques. Mais
tout cela ne vous a pas distrait et vous vous laissez aller a la
nostalgie, sans songer que c'est nous, les _enfermes_ de France, qui
sommes les plus attrapes, puisqu'on fait la solitude autour de nous, en
nous disant: "Restez la! vous n'avez pas merite de partir...."
Je reprends a Nohant (7 juin) cette lettre commencee et meme finie
a Gargilesse, mais dont toute la fin est non avenue. Je voulais
l'_emporter_ a la Chatre; mais, mon sejour la-bas s'etant un peu
prolonge, j'ai voulu ne pas vous envoyer mon griffonnage avant d'avoir
vu Angele et les petits, afin de v
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