. Enfin il se remit assez pour
vouloir et pouvoir le raconter.
Il avait eu une hallucination. Couche sur l'herbe, dans le ravin, sa tete
s'etait troublee. Il avait entendu l'echo chanter tout seul, et ce chant,
c'etait un refrain obscene. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour
se rendre compte du phenomene, il avait vu passer devant lui, sur la
bruyere, un homme qui courait, pale, les vetements dechires, et les
cheveux au vent.
--Je l'ai si bien vu, dit-il, que j'ai eu le temps de raisonner et de me
dire que c'etait un promeneur attarde, surpris et poursuivi par des
voleurs, et meme j'ai cherche ma canne pour aller a son secours; mais la
canne s'etait perdue dans l'herbe, et cet homme avancait toujours vers
moi. Quand il a ete tout pres, j'ai vu qu'il etait ivre, et non pas
poursuivi. Il a passe en me jetant un regard hebete, hideux, et en me
faisant une laide grimace de haine et de mepris. Alors j'ai eu peur, et je
me suis jete la face contre terre, car cet homme ... c'etait moi!
"Oui, c'etait mon spectre, Therese! Ne sois pas effrayee, ne me crois pas
fou, c'etait une vision. Je l'ai bien compris en me retrouvant seul dans
l'obscurite. Je n'aurais pas pu distinguer les traits d'une figure humaine,
je n'avais vu celle-la que dans mon imagination; mais qu'elle etait nette,
horrible, effrayante! C'etait moi avec vingt ans de plus, des traits
creuses par la debauche ou la maladie, des yeux effares, une bouche
abrutie, et, malgre tout cet effacement de mon etre, il y avait dans ce
fantome un reste de vigueur pour insulter et defier l'etre que je suis a
present. Je me suis dit alors: "O mon Dieu! est-ce donc la ce que je serai
dans mon age mur?... J'ai eu ce soir de mauvais souvenirs que j'ai
exprimes malgre moi; c'est que je porte toujours en moi ce vieil homme
dont je me croyais delivre? Le spectre de la debauche ne veut pas lacher
sa proie, et, jusque dans les bras de Therese, il viendra me railler et me
crier: _Il est trop tard!_"
"Alors je me suis leve pour te joindre, ma pauvre Therese. Je voulais te
demander grace pour ma misere et te supplier de me preserver; mais je ne
sais pendant combien de minutes ou de siecles j'aurais tourne sur moi-meme
sans pouvoir avancer, si tu n'etais enfin venue. Je t'ai reconnue tout de
suite, Therese: je n'ai pas eu peur de toi, et je me suis senti delivre.
Il etait difficile de savoir, quand Laurent parlait ainsi, s'il racontait
une chose qu'il avait reellement eprou
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